Analyse
Quel moyen clinique pour détecter les lésions buccales cancéreuses et précancéreuses ?
Contexte
D’après les chiffres les plus récents du Registre du Cancer (1), les cancers de la cavité buccale ont été diagnostiqués chez environ 775 personnes en 2019, la plupart dans la soixantaine. Cette forme de cancer est souvent associée au tabac et à l’alcool. Les chances de guérison ne sont pas bonnes, avec seulement environ 50% des personnes atteintes encore en vie 5 ans après le diagnostic. La détection précoce en bouche des lésions potentiellement malignes (LPM) dites ‘précancéreuses’* et des carcinomes épidermoïdes (CE) pourrait potentiellement d’une part diminuer le risque de transformation maligne et d’autre part particulièrementaméliorer la survie du patient. La synthèse méthodique analysée ici est une actualisation d’une synthèse méthodique Cochrane publiée en 2013 (2).
Résumé
Synthèse méthodique.
Sources consultées
- le Cochrane Oral Health’s Trials Register, MEDLINE Ovid et Embase Ovid. Le “US National Institutes of Health Trials Registry” (ClinicalTrials.gov) et la “World Health Organization International Clinical Trials Registry Platform” pour les études en cours ; sans restriction de langue ni de date de publication ; recherche manuelle dans les listes de références des articles inclus.
Études sélectionnées
- critères d’inclusion : études transversales ou essais cliniques randomisés rapportant la précision des tests pour la détection en bouche des lésions à cellules squameuses ou celles potentiellement malignes ; étaient ciblés les tests suivants : examen visuel intrabuccal, seul ou en combinaison avec un bain de bouche au bleu de toluidine (la coloration bleue qui persiste après rinçage à l’eau indiquerait la présence de cellules cancéreuses), l’auto-examen (par le sujet lui-même), la cytologie orale, la téléconsultation (sur base de clichés envoyés par le sujet à un spécialiste) et la mise en évidence de biomarqueurs par éclairage au moyen d’appareils lumineux spéciaux ou par analyse sanguine ou salivaire
- le test de référence était l'examen et l'évaluation clinique par un clinicien ayant des connaissances ou une formation spécialisée, travaillant selon les directives diagnostiques actuelles locales éventuellement en utilisant la biopsie avec histologie lorsque cela était cliniquement approprié ; sélection finale de 18 publications, publiées entre 1986 et 2019, dont un essai clinique randomisé comparant la précision des examens buccaux conventionnels seuls ou avec rinçage au bain de bouche au bleu de toluidine ; les autres études cliniques transversales évaluaient la fiabilité des examens buccaux conventionnels (10 études), l’auto-examen (4 études) et la téléconsultation (3 études) ; aucune étude concernant la précision des tests recherchant des biomarqueurs n’a pu être sélectionnée.
Population étudiée -
- les résultats sur 72202 participants ont pu être exploités ; la population étudiée dans les 18 études comprenait exclusivement des adultes apparemment en bonne santé (sans symptômes de cancer buccal) ; elle était très hétérogène du point de vue entre autres de la région d’habitat (et de la prévalence des lésions-cibles qui y prévaut), du mode de recrutement et des habitudes de vie (consommation de tabac et/ou d’alcool).
Mesure des résultats
- mesure des résultats primaires : précision diagnostique des différents tests en comparaison -avec l’évaluation par un clinicien spécialiste, l’examen histologique après biopsie ou un suivi à long terme ; calcul de la sensibilité et de la spécificité pour chacun des tests dans chacune des publications retenues ; les différences dans la précision diagnostique ont été reflétées visuellement dans des graphiques de type « forest plot » et sur des courbes ROC
- l’influence d’éventuelles sources d’hétérogénéité telles que le type de test de référence, le délai entre la réalisation du test à l’étude et le test de référence ou encore le type de lésion-cible a été explorée
- l’outil QUADAS-2 a été utilisé pour évaluer la qualité méthodologique des études inclues et l’approche GRADE a été utilisée pour déterminer le niveau de preuve.
Résultats
- dans les 10 études (comprenant 25568 participants) qui évaluaient l’examen buccal conventionnel, la prévalence des lésions était de 1% à 51% ; dans les 7 études parmi celles-ci où la prévalence était la plus comparable à celle de la population générale, c’est à dire 10% ou moins, les données de sensibilité étaient très variables, de 50% (avec IC à 95% de 7 à 93%) à 99% (avec IC à 95% de 97 à 100%) ; par contre, les données de spécificité montraient un caractère plus cohérent : de 94% (avec IC à 95% de 88% à 97%) à 99% (avec IC à 95% de 98 à 100%)
- ces données rejoignent celles qui ressortent du seul essai clinique randomisé retenu, dans lequel l’examen buccal seul a une sensibilité de 50% (avec IC à 95% de 12% à 88%) et une spécificité de 92% (avec IC à 95% de 91% à 93%) alors que l’examen buccal combiné au rinçage au bleu de toluidine a une sensibilité de 40% (avec IC à 95% de 5% à 85%) et une spécificité de 91% (avec IC à 95% de 90% à 91%)
- parmi les 4 études traitant de l’auto-examen, 2 études rapportaient une sensibilité nettement plus basse que la spécificité alors que les valeurs de sensibilité et de spécificité étaient similaires dans les 2 autres.
- les résultats des 3 études traitant de téléconsultation sont assez comparables ; tous les détails dans le tableau ci-après.
Tableau. Sensibilité et spécificité de différents tests pour détecter les lésions potentiellement malignes et malignes dans la bouche.
Test |
Sensibilité |
IC à 95% |
Spécificité |
IC à 95% |
Examen buccal (N=10) |
de 0,50 (étude avec résultat le plus faible) |
de 0,07 à 0,93 |
de 0,94 (étude avec résultat le plus faible) |
de 0,88 à 0,97 |
|
à 0,99 (étude avec résultat le plus élevé) |
de 0,97 à 1,00 |
à 0,99 (étude avec résultat le plus élevé) |
de 0,98 à 1,00 |
Auto-exam. (étude 1) |
0,18 |
de 0,13 à 0,24 |
1,00 |
de 1,00 à 1,00 |
Auto-exam. (étude 2) |
0,09 |
de 0,04 à 0,15 |
0,95 |
de 0,88 à 0,99 |
Auto-exam. (étude 3) |
0,43 |
de 0,24 à 0,63 |
0,44 |
de 0,20 à 0,70 |
Auto-exam. (étude 4) |
0,33 |
de 0,10 à 0,65 |
0,54 |
de 0,37 à 0,69 |
Téléconsult. (étude 1) |
0,85 |
de 0,81 à 0,88 |
0,99 |
de 0,99 à 1,00 |
Téléconsult. (étude 2) |
0,82 |
de 0,57 à 0,96 |
1,00 |
de 0,91 à 1,00 |
Téléconsult. (étude 3) |
0,94 |
de 0,70 à 1,00 |
0,72 |
de 0,63 à 0,80 |
g
- globalement le niveau de preuve était faible à très faible
- aucune méta-analyse n’a pu être réalisée au vu de l’hétérogénéité des études.
Conclusion des auteurs
Il manque des preuves de haut niveau de certitude pour appuyer l’utilité de campagnes de détection des lésions buccales cancéreuses ou potentiellement malignes dans la population générale. Cependant les professionnels de la santé de première ligne (dentistes, hygiénistes et médecins généralistes) devraient rester vigilant lors de leurs séances de soins afin de détecter toute manifestation de lésion maligne ou potentiellement maligne.
Financement de l’étude
Division of Dentistry of the University of Manchester (GB), Manchester Academic Health Sciences Centre, NIHR Manchester Biomedical Research Center, Scottish Dental Clinical Effectiveness Programme, National Institute for Health Research (GB), Cochrane Oral Health Global Alliance, Centers for Disease Control and Prevention (USA).
Conflit d’intérêts des auteurs
Aucun conflit d’intérêts déclaré ; deux des auteurs sont pour l’une « Statistical Editor » et pour l’autre « Coordinating Editor » de « Cochrane Oral Health ».
Discussion
Evaluation de la méthodologie
Cette synthèse méthodique a été correctement menée d’un point de vue méthodologique avec description détaillée des études retenues et examen minutieux de leur risque de biais. La qualité de ces dernières était très variable avec seulement une étude jugée à bas risque de biais. Les études incluses souffraient d’une grande hétérogénéité clinique. Par conséquent, il a été décidé qu’une méta-analyse test de référence était inappropriée. Cela contraste avec certaines revues systématiques publiées précédemment. Les auteurs de cette synthèse méthodique ont pris la décision de ne pas retenir les études de cas (case-control studies) impliquant l’exclusion de facto les études évaluant les technologies basées sur la mise en évidence des biomarqueurs. Des études en cours dont les résultats n’étaient pas disponibles à la clôture de l’enregistrement des données ainsi que de futures études sur ce sujet potentiellement prometteur pourraient changer les conclusions actuelles.
Evaluation des résultats de l’étude
Dans cette revue, globalement, les tests sont plutôt spécifiques que sensibles. Ils sont mieux à même d’affirmer la présence de CE et LPM (‘Rule In’) que leurs absences (‘Rule Out’). Quelques compléments d’information permettent de discuter la transposabilité des résultats dans le contexte belge :
- Les modalités d’agrément de la profession d’hygiéniste bucco-dentaire ont été publiées au Moniteur belge le 14 décembre 2018 pour entrer en vigueur le 30 juin 2019. Les cohortes flamandes ont été diplômées depuis. Ce sera le cas en juin 2022 en Fédération Wallonie-Bruxelles
- L’INAMI a publié en août 2020, en situation de pandémie Covid-19, les modalités de remboursement des téléconsultations. Les pseudocodes ne seront peut-être pas reconduits indéfiniment. Le montant de remboursement inférieur à celui d’une consultation physique pourrait constituer un frein à adoption parmi les professionnels.
- Il n’est de toute façon pas certain que la qualité des photos envoyées par smartphone, par exemple, permette d’établir un diagnostic précis.
- Le test au Bleu de Toluidine n’est pas disponible en pharmacie en Belgique. Le test est plutôt réservé aux centres de référence.
Cette synthèse méthodique de la littérature ne fournit aucune base scientifique pour évaluer l’impact de ces interventions sur la mortalité et la morbidité des cancers buccaux, encore moins sur leur efficience.
Que disent les guides de pratique clinique ?
En 2014, le KCE a consacré son rapport 227Bs aux cancers de la cavité buccale (3). La question du diagnostic clinique n’y est pas abordée. La Fédération Dentaire Internationale (FDI) propose dans son « Policy Statements » de 2015 (4) d’ « Organiser des formations spécifiques afin d’aider les professionnels à réaliser un dépistage précoce, poser un diagnostic correct, orienter rapidement les patients pour un diagnostic définitif et un traitement efficace du cancer buccal, et assurer le suivi post-traitement des patients ». Les professionnels impliqués pourraient se familiariser à l’aide d’atlas ou en suivant des formations régulières, à repérer les lésions suspectes afin de référer à bon escient le patient concerné vers le spécialiste. Dans le contexte belge, il pourrait s’avérer utile de rendre le sujet obligatoire dans le cycle de 5 ans de l’accréditation des dentistes.
Conclusion de Minerva
Cette synthèse méthodique de la littérature d’excellente méthodologie conclut à l’absence de preuve de bonne qualité étayant la précision diagnostique des moyens de dépistage précoce des cancers de la bouche. Le rôle des professionnels de la santé de la sphère buccale de première ligne (dentistes, hygiénistes et médecins généralistes) dans le dépistage opportuniste est mis en exergue.
* Le terme de ‘lésions potentiellement malignes’ est préféré à celui de ‘lésions précancéreuses’ en accord avec la terminologie utilisée par les auteurs de la synthèse méthodique (1) et par la Fédération Dentaire Internationale (4). En effet, toute lésion suspecte (érythroplasie, leucoplasie verruqueuse ou non, lichen plan ou lichenoïde ou kératose actinique), ne dégénère pas nécessairement (1).
- Belgian Cancer Registry. URL : https ://kankerregister.org (mot-clef : cancer buccal).
- Walsh T, Warnakulasuriya S, Lingen MW, et al. Clinical assessment for the detection of oral cavity cancer and potentially malignant disorders in apparently healthy adults. Cochrane Database Syst Rev 2021, Issue 12. DOI: 10.1002/14651858.CD010173.pub3
- Grégoire V, Leroy R, Heus P, et al. Cancers de la cavité buccale : diagnostic, traitement et suivi –Synthèse. Good Clinical Practice (GCP). Bruxelles : Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE). 2014. KCE Reports 227Bs. D/2014/10.273/56.
- World Dental Federation. Oral cancer, Septembre 2015. URL : https://www.fdiworlddental.org/oral-cancer
Auteurs
Bogaerts P.
dentiste généraliste
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.
Glossaire
Code
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