Analyse
Effet des verres de lunettes avec filtre anti-lumière bleue sur la performance visuelle, le sommeil et la santé maculaire chez l’adulte.
Contexte
Le temps d’exposition aux écrans est en augmentation depuis plusieurs années. Le temps passé devant les écrans peut entraîner une fatigue oculaire (asthénopie), qui peut conduire à l’apparition de céphalées et d’une vision trouble. Ces symptômes, également regroupés sous le nom de « syndrome de l’ordinateur » (1), seraient dus à l’exposition à la lumière bleue (courtes longueurs d’onde) (2). Comme la lumière bleue entraînerait de l’insomnie et une diminution de la qualité du sommeil, il est recommandé de limiter l’utilisation des écrans avant l’heure du coucher. Minerva a déjà traité des résultats d’une synthèse méthodique avec méta-analyse suggérant une corrélation entre les problèmes de sommeil chez les enfants et les adolescents et l’utilisation des médias et/ou l’accès aux médias à l’heure du coucher (3,4), mais un lien possible avec la lumière bleue n’était pas abordé. La dégénérescence maculaire liée à l’âge est une maladie oculaire fréquente qui entraîne une baisse sévère de l’acuité visuelle. Outre certains facteurs de risque connus, tels que les facteurs génétiques (5) et le tabagisme (6), on considère aussi une influence de la lumière bleue sur la progression de la dégénérescence maculaire liée à l’âge (7). Le monde commercial réagit à l’augmentation de l’utilisation des écrans notamment en développant des filtres anti-lumière bleue sur les appareils numériques et les verres de lunettes. Une récente synthèse méthodique Cochrane a recherché des preuves de l’utilité des filtres anti-lumière bleue sur les verres de lunettes (8).
Résumé
Méthodologie
Synthèse méthodique.
Sources consultées
- le registre central Cochrane des essais contrôlés (Cochrane Central Register of Controlled Trials, CENTRAL), MEDLINE Ovid, Embase Ovid, LILACS, le registre ISRCTN, le registre des essais en cours des Instituts américains de la santé (National Institutes of Health) ClinicalTrials.gov, le portail de recherche de la plate-forme internationale d’enregistrement des essais cliniques (International Clinical Trials Registry Platform, ICTRP) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (jusque mars 2022)
- les listes bibliographiques des RCTs incluses afin d’identifier d’autres études potentiellement pertinentes
- pas de restriction en ce qui concerne la langue et la date de publication.
Études sélectionnées
- critères d’inclusion : RCTs comparant des verres de lunettes avec filtre anti-lumière bleue et des verres de lunettes sans filtre anti-lumière bleue
- critères d’exclusion : RCTs examinant l’effet des filtres anti-lumière bleue en association avec d’autres interventions, la même intervention étant appliquée dans le groupe témoin
- finalement, inclusion de 17 RCTs publiées entre 2009 et 2021 ; 9 études étaient conçues avec des groupes parallèles, et 8 études, avec des groupes croisés ; sur les 17 études, 12 ont eu un suivi de deux semaines ou moins, et une seule a eu un suivi de six semaines (durée du suivi non rapportée dans 4 études) ; la durée des interventions était de moins d’un jour à cinq semaines ; 2 études comparaient 2 marques différentes de filtres anti-lumière bleue avec des verres de lunettes sans filtre anti-lumière bleue, et 1 étude comparait différents niveaux de protection apportés par les filtres anti-lumière bleue (pourcentage de lumière bleue filtrée) avec l’absence de filtre anti-lumière bleue.
Population étudiée
- avec un critère d’inclusion de participants adultes âgés d’au moins 18 ans, 619 participants au total ont été inclus (5 à 156 par étude).
Mesure des résultats
- principaux critères de jugement :
- variation de la fatigue ou de l’inconfort visuel, sur une échelle de Likert ou une échelle visuelle analogique
- variation de la fréquence critique de fusion de la lumière (critical flicker-fusion frequency, CFF) à un mois de suivi ; la CFF est la fréquence (mesurée en Hertz (Hz)) à partir de laquelle une source de lumière intermittente apparaît continue à l’utilisateur ; elle correspond au niveau d’éveil, et elle est utilisée ici comme mesure de la fatigue visuelle
- critères de jugement secondaires :
- variation de la meilleure acuité visuelle corrigée (best-corrected visual acuity, BCVA)*, avec ou sans éblouissement (gênant)**
- variation de la sensibilité aux contrastes***, avec ou sans éblouissement (gênant)
- variation des éblouissements gênants
- variation de la discrimination des couleurs
- vigilance diurne, mesurée par le pourcentage de participants présentant une baisse de la vigilance diurne sur une échelle subjective
- variation du taux sérique de mélatonine
- qualité du sommeil subjective
- satisfaction globale des patients à l’égard de leurs performances visuelles
- pourcentage de participants présentant des modifications pathologiques au niveau de la macula
- tous les critères de jugement secondaires ont été mesurés après un mois de suivi (avec une marge allant de 2 semaines à 3 mois), sauf le dernier qui a été évalué après 12 mois de suivi (avec une marge allant de 6 mois à 24 mois).
(*) Acuité visuelle qu’une personne peut atteindre avec une correction optimale (lunettes, lentilles de contact, après une chirurgie ophtalmologique).
(**) Forte diffusion de la lumière, ce qui peut entraîner une diminution de l’acuité visuelle ou provoquer une simple gêne.
(*** ) Être capable de détecter des différences subtiles de luminosité entre un objet et l’arrière-plan.
Résultats
- résultats des critères de jugement primaires :
- pas de différence statistiquement significative dans l’EVA pour la fatigue visuelle entre les verres de lunettes sans et avec filtre anti-lumière bleue (N = 1, n = 120 ; GRADE faible) ; 2 études n’ont pas non plus rapporté de différence statistiquement significative en termes de fatigue visuelle, mais aucune donnée quantitative n’a été rapportée
- pas de différence statistiquement significative quant à la CFF entre les verres de lunettes sans et avec filtre anti-lumière bleue (N = 1, n = 120 ; GRADE faible) ; une étude (n = 36) a rapporté un changement négatif légèrement moins important avec un filtre anti-lumière bleue puissant (p = 0,008) qu’avec un filtre anti-lumière bleue moins puissant (p = 0,027), mais aucune donnée quantitative n’a été rapportée
- résultats des critères de jugement secondaires :
- pas de différences statistiquement significatives en termes de variation de la meilleure acuité visuelle corrigée (N = 1, n = 156 ; GRADE modéré) et de la vigilance diurne (N = 2, n = 42)
- données contradictoires concernant la qualité du sommeil (N = 6 ; n = 148) : 3 études ont constaté une amélioration significative avec les filtres anti-lumière bleue, mais sans rapporter de données quantitatives, et 3 études n’ont pas constaté d’amélioration statistiquement significative à l’EVA ou l’échelle de Likert
- pas de données concernant la sensibilité aux contrastes, l’éblouissement gênant, les modifications maculaires, la discrimination des couleurs, les taux de mélatonine sérique et la satisfaction globale des patients à l’égard de leurs performances visuelles
- données contradictoires concernant les effets indésirables (N = 9, n = 333) : dans 4 études, une hyperthermie et de l’inconfort ont été signalés dans le groupe témoin (avec des verres normaux), et un plus grand nombre de symptômes dépressifs, de maux de tête, de mauvaise humeur, de douleur ou d’inconfort dans le groupe intervention ; 1 étude a signalé des effets indésirables uniquement dans le groupe intervention, 2 études ont signalé un plus grand nombre d’effets indésirables dans le groupe témoin, et, dans 1 étude, il n’y avait pas de différence entre les deux groupes en ce qui concerne les effets indésirables.
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que les verres de lunettes avec filtre anti-lumière bleue ne réduisaient pas les symptômes à court terme de la fatigue oculaire lors de l’utilisation d’un ordinateur, par comparaison avec des verres de lunettes sans filtre anti-lumière bleue. De plus, cette revue n’a pas trouvé de différence cliniquement significative dans la variation de la CFF lors de l’utilisation de verres de lunettes avec filtre anti-lumière bleue par rapport à des verres de lunettes sans filtre anti-lumière bleue. D’après les meilleures données disponibles, les verres de lunettes avec filtre anti-lumière bleue n’ont probablement pas ou que peu d’effet sur la meilleure acuité visuelle corrigée, par comparaison avec des verres de lunettes sans filtre anti-lumière bleue. Rien ne peut être dit concernant les effets potentiels sur la qualité du sommeil car les études incluses ont rapporté des résultats contradictoires dans des populations d’étude hétérogènes. Enfin, aucune donnée probante n’a pu être trouvée dans les RCTs concernant les critères de jugement suivants : sensibilité aux contrastes, discrimination des couleurs, éblouissements liés aux lumières parasites, santé maculaire, taux sérique de mélatonine ou satisfaction visuelle globale des patients. De futures études randomisées de qualité élevée sont nécessaires pour examiner les effets des verres de lunettes avec filtre anti-lumière bleue sur la performance visuelle, la santé maculaire et le sommeil chez l’adulte.
Financement de l’étude
Aucun soutien financier n’a été mentionné.
Conflits d’intérêt des auteurs
Deux des auteurs de la revue étaient co-auteurs d’une des études incluses dans la revue (Singh 2021) ; pour cette étude, le risque de biais a donc été examiné par deux auteurs indépendants ; le risque de biais serait ainsi limité.
Discussion
Évaluation de la méthodologie
Les chercheurs de cette synthèse méthodique Cochrane ont consulté sept bases de données pour inclure des RCTs selon des critères d’inclusion et d’exclusion prédéfinis. Aucune étude ne présentait un risque de biais faible pour les sept critères définis dans le manuel Cochrane. Seules 8 études ont décrit de quelle manière la randomisation avait été effectuée. Les autres études ne le précisent pas. De plus, pour 13 études, on ne sait pas clairement si l’attribution a été effectuée en aveugle. On ne peut donc pas exclure un biais de sélection pour la plupart des études. Le risque de biais de performance était élevé dans plus de la moitié des études incluses. Bien qu’il soit difficile de mettre les participants en aveugle pour ce type d’intervention, une évaluation de l’effet effectuée en aveugle aurait pu réduire le risque de biais de détection. Or, on constate que seulement une étude sur quatre y est parvenue. Pour deux études, le risque d’autres sources de biais était élevé en raison des différences entre les groupes d’étude quant aux mesures à l’inclusion. Enfin, deux autres formes possibles de biais ont été détectées dans une étude qui a été interrompue prématurément en raison de la sensibilisation croissante du public aux lunettes avec filtre anti-lumière bleue ainsi que dans une autre étude en raison de l’impossibilité d’estimer l’effet d’une courte période de sevrage, d’une durée d’un jour seulement, dans l’un des groupes d’intervention. En raison de ces différentes sources de biais, le niveau de preuve était généralement faible, voire très faible. L’imprécision des résultats est une autre raison pour laquelle le grade de la certitude des preuves a été abaissé à un niveau inférieur. Les auteurs se sont concentrés sur un grand nombre de critères de jugement. Malheureusement, pour la plupart des critères de jugement, ils n’ont pu inclure qu’une seule RCT, voire aucune. Compte tenu du nombre limité de données quantitatives et de la taille très réduite des échantillons (seulement 5 participants dans une étude expérimentale), il n’a pas été possible de réaliser une méta-analyse.
Le principal critère de jugement a été mesuré à l’aide d’une échelle de Likert ou d’une échelle visuelle analogique, ce qui est généralement considéré comme une méthode de mesure valide pour suivre les expériences subjectives des participants. Comme critère de substitution pour la fatigue visuelle, les chercheurs ont également utilisé la fréquence critique de fusion de la lumière (CFF), mais les auteurs eux-mêmes déclarent qu’il ne s’agit peut-être pas d’un instrument valable pour mesurer la fatigue visuelle. À cet égard, ils se réfèrent à deux articles (9) évaluant la relation entre la CFF et la fatigue visuelle.
Évaluation des résultats
Les résultats de cette synthèse méthodique n’ont pas permis de mettre en évidence des avantages statistiquement significatifs des filtres anti-lumière bleue. En outre, les résultats sont contradictoires en ce qui concerne les effets indésirables. En raison du niveau de preuve faible à très faible évoquée précédemment, mais aussi de l’importante hétérogénéité clinique entre les études, il n’est pas possible de généraliser et d’extrapoler les résultats. Par exemple, ils ont utilisé un âge minimum de 18 ans comme critère d’inclusion. Cela a conduit à une vaste gamme d’âge de la population incluse, alors que l’âge a un impact significatif notamment sur le niveau d’exposition à la lumière bleue, la santé maculaire et la sensibilité aux contrastes. L’hétérogénéité était importante dans d’autres domaines également. Il s’agissait de populations générales, d’athlètes, d’étudiants souffrant de troubles du sommeil ou de personnes ayant des problèmes psychiques. Le temps de port quotidien des filtres variait également (de moins d’un jour à cinq semaines) ; il était même indéterminé dans bon nombre d’études. Il règne aussi beaucoup d’incertitude quant à la durée du suivi. Un suivi d’un mois était fixé comme critère d’inclusion, avec une marge allant de deux semaines à trois mois, qui était considérée comme acceptable. Souvent, le suivi se limitait à moins de deux semaines, ce qui est très court pour observer des effets cliniquement pertinents. Il est donc difficile de se prononcer sur les effets de l’utilisation à long terme des filtres anti-lumière bleue. Peut-être devrions-nous également envisager la possibilité qu’un suivi plus long conduise à une accoutumance, ce qui diluerait l’effet. D’autres recherches en aveugle sur une période plus longue sont donc absolument nécessaires pour se prononcer à ce sujet.
Que disent les guides de pratique clinique ?
Les guides de pratique clinique de NICE et l’Association AAO sur la dégénérescence maculaire (10,11) et de WOREL et de NHG sur les problèmes de sommeil (12,13) ne font pas mention des verres de lunettes avec filtre anti-lumière bleue.
Conclusion de Minerva
Cette synthèse méthodique Cochrane sur l’effet des filtres anti-lumière bleue a inclus des RCTs comportant de nombreuses sources de biais. Elles étaient en outre souvent très petites et hétérogènes en ce qui concerne la population étudiée, la durée de l’intervention et le suivi. Par conséquent, sur la base des résultats de cette revue, nous ne pouvons rien conclure quant à l’effet des filtres anti-lumière bleue sur la fatigue visuelle, la qualité du sommeil et la santé maculaire. Il convient de mener des études solides, de qualité élevée, contrôlées par placebo, avec un suivi suffisamment long.
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Auteurs
Hanselaer L.
optometrist & orthoptist, lector Bachelor in de Oogzorg
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.
Code
H52
F91
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