Revue d'Evidence-Based Medicine



Y a-t-il un lien entre la conservation de la santé et le « sens de la cohérence »?



Minerva 2016 Volume 15 Numéro 9 Page 213 - 215

Professions de santé


Nous avons déjà présenté dans Minerva des réflexions quant à la définition de la santé (1). Nous avions rappelé que « même si le clinicien essaie d’envisager, avec ses patients, le maintien d’un état de santé global (selon la définition de l’OMS) le meilleur possible, beaucoup d’éléments importants échappaient à ses possibilités d’intervention : circonstances matérielles ou structurelles, type de travail, non emploi par exemple ». Nous avons également abordé les difficultés pour une grande partie de patients, surtout s’ils ont un niveau de scolarité faible, de participer à une décision partagée, et nous avions rappelé les réflexions sur l’« alphabétisation en santé » (Health Literacy) (2), c’est-à-dire « la capacité de trouver, de comprendre, d’évaluer et de communiquer l’information de manière à promouvoir, à maintenir et à améliorer sa santé dans divers milieux au cours de sa vie » (3). Nous avons rappelé qu’aider le patient à poser un choix éclairé a pour but de discuter ouvertement, sur base des preuves scientifiques disponibles, des avantages et des désavantages associés au traitement envisagé (4). Nous avons proposé des outils de communication aux médecins pour aider les patients à poser un choix éclairé, notamment sur la communication d’un risque (5). Nous vous proposons dans cet éditorial d’explorer une approche complémentaire, nouvelle pour certains, connue pour d’autres, et exposée dans deux articles récents d’auteurs belges (6,7).

Et si nous recentrions notre démarche clinique aussi sur les facteurs favorisant la santé plutôt que d'étudier inlassablement les causes des maladies ? Comment expliquer que certains patients traversent les difficultés de l'existence sans voir leur santé altérée, alors que d'autres dans les mêmes circonstances développeront une série de pathologies ? Pourquoi les mêmes récupéreront-ils rapidement en cas d'accident de santé sévère alors que la convalescence des autres prendra des années ? Le concept de « salutogenèse », développé il y a 30 ans par le sociologue et neuropsychiatre Aaron Antonovsky, a jeté les bases d'une réflexion largement développée par la suite (8). Élaborée au départ d’une étude épidémiologique sur d’anciens détenus des camps de concentration, elle se pose comme une approche complémentaire à la pathogenèse (ou approche biomédicale) étudiant les causes des maladies. Appliquée au domaine de la santé, cette démarche de nature essentiellement holistique bouleverse les perspectives en invitant le patient à explorer des ressources et non des facteurs de risque, considérant la maladie et la santé comme un processus continu et non comme une rupture ou un aboutissement. Une définition plus dynamique de la santé, mettant l’accent sur la capacité d’adaptation des individus plutôt que sur la « guérison » gagnerait en effet souvent à être privilégiée (9).

L'exemple des dépendances, de la toxicomanie ou des comportements à problèmes liés aux habitudes de vie, souvent corrélés à des déséquilibres personnels non-résolus (10) fournit une belle illustration de cette démarche « salutogénétique ». Répéter aux jeunes que l’alcool leur donnera une cirrhose dans 20 ans, et aux fumeurs un cancer, se révèle souvent peu efficace. Pourquoi ne pas envisager de leur apporter des ressources développant l’estime de soi, la recherche de plaisir par des voies jusqu’ici non explorées et une prise en charge les aidant à réaliser des objectifs simples auto-évalués afin qu’ils n’aient plus à noyer leurs problèmes ? Identifier les ressources à partir desquelles ils peuvent puiser la force d’affronter le quotidien - sport, hobby artistique, création de liens sociaux, mise en place d’un simple calendrier pour structurer la journée sans être stressé par exemple - favorise un échange entre le professionnel de la santé et le patient. Les techniques d’entretien motivationnel gagnent ici à être utilisées (11).

Parmi l’importante collection de recherches sur la salutogenèse (le terme anglais salutogenesis est associé au MeSH Term ‘Health Promotion’), on dénombre sur PubMed environ 6000 publications par an consacrées à ce sujet. Deux publications issues d’équipes belges (6,7) méritent notre attention par l’originalité de leur démarche, centrée sur l’approche du patient en médecine de première ligne de soins. L’une présente les concepts de base de cette théorie et l’autre étudie son application sur une classe d’âge fréquemment négligée, les personnes âgées de plus de 80 ans (7). Elles développent avec brio une question essentielle et rarement évoquée : existe-t-il un lien entre la conservation de la santé et le « sens de la cohérence » (sens of cohérence, SOC) ? Qu’est-ce à dire ? Une échelle de cohérence du patient sur trois axes a été développée. D’abord est-ce que pour vous le monde est compréhensible ? Ensuite, est-ce que vous avez confiance dans vos ressources pour gérer votre vie ? Enfin, avez-vous confiance dans votre pouvoir de donner du sens à ce qui arrive? Chaque axe est scoré. Et plus le score est élevé, plus le patient présente de la cohérence. Selon une métaphore d’Antonovsky, ce « sens de la cohérence » décrit la capacité à nager dans la rivière de la vie, sentiment que la vie est harmonieuse et peut être organisée. On définira ainsi une personne « cohérente » comme celle qui perçoit les événements comme compréhensibles, maîtrisables et significatifs : le monde est compréhensible, si vous pouvez classer les messages de votre propre corps, de vos pensées et de vos sentiments, interpréter correctement les informations de l’environnement et aussi voir les problèmes dans un contexte plus large ; le monde est gérable si vous avez les ressources physiques, psychologiques, matérielles et psychosociales suffisantes pour faire face à ses exigences ; et il est significatif lorsque nous sommes sûrs de notre propre valeur, que la vie est considérée comme étant pleine de sens, et que nous nous y engageons.

Le mérite de ces deux publications est qu’il réhabilite l’importance d’une certaine spiritualité comprise comme une recherche de « sens de la vie » de chaque patient, à travers une série de scores objectifs utilisables en pratique de médecine générale, dans le but de préserver une santé, et une existence, de qualité. Paraphrasant Chaucer (12), comment aider un patient, qui ne sait d’où il vient ni où il va, à trouver un chemin pour se remettre en route ?

« Vos mères vous ont dit que les phares sont là pour éclairer l'océan ; n'en croyez rien, ils sont là pour dire aux marins où ils sont. » On prête la phrase à Tabarly, et elle peut nous inspirer. Quel rôle le médecin est-il appelé à jouer dans le futur, pour quelles nouvelles fonctions doit-il être formé ? Sera-t-il, comme les derniers gardiens de phare, contraint à s'effacer progressivement devant une technologie médicale de plus en plus performante, centrée sur des pathologies de mieux en mieux décrites, et s’y limiter ? Ou au contraire, est-il appelé à également seconder le patient naufragé de la vie à définir où il en est, sur quelles ressources et atouts personnels s’appuyer pour se reconstruire, et quel sens donner aux années qui lui restent lorsque le corps se dérobe ? C'est le rôle qu'ont joué les soignants depuis la nuit des temps, le médecin saura-t-il le préserver ?

Redevenir un passeur de sens pour chaque patient constitue une utopie médicale assez inhabituelle pour être soulignée. Les outils proposés dans ces articles paraissent précieux dans cette démarche. Fidèles à une démarche critique, fondement d’une approche EBM du patient et du soin, nous serons attentifs à l’avenir aux résultats liés à l’utilisation pratique de ces outils. Assurer le maintien d’un état de santé global le meilleur possible et aider le patient à poser un choix éclairé et à définir au mieux ses objectifs de soins sur base des preuves scientifiques disponibles, des avantages et des désavantages associés au traitement envisagé, doivent rester notre priorité.

 

Références 

  1. Chevalier P, Soenen K. Sous, soins, santé et illusion de la globalité. [Editorial] MinervaF 2006;5(8):113.
  2. Cantelli F, Henrard G. L’EBM à l’épreuve de la participation des patients. [Editorial] MinervaF 2014;13(5):53.
  3. Alphabétisation et santé. Focus Santé. Mai 2012, n°2. URL: http://www.cultures-sante.be/nos-outils/focus-sante/303-alphabetisation-et-sante.html (site consulté le 24 octobre 2016).
  4. Adriaenssens N. Prise de décision partagée : moins de prescriptions d’antibiotiques ? MinervaF 2013;12(4):47-8.
  5. Roberfroid D. Comprendre le risque. [Editorial] MinervaF 2015;14(5):52.
  6. Nelissen J, Degryse J. Salutogenese. Wat houdt iemand gezond? Huisarts Nu 2015;44:26-31.
  7. Boeckxstaens P, Vaes B, De Sutter A, et al. A high sense of coherence as protection against adverse health outcomes in patients aged 80 years and older. Ann Fam Med 2016;14:337-43. DOI: 10.1370/afm.1950
  8. Antonovsky A. Unraveling the mystery of health. How people manage stress and stay well. San Francisco: Jossey-Bass, 1987.
  9. Huber M, Knottnerus JA, Green L, et al. How should we define health? BMJ 2011;343:d4163. DOI: 10.1136/bmj.d4163
  10. CAMH. Qu’est-ce que la toxicomanie ? La toxicomanie : Guide d’information. CAMH 2010. URL:  http://www.camh.ca/fr/hospital/health_information/a_z_mental_health_and_addiction_information/drug-use-addiction/Pages/addiction_what_is.aspx (site consulté le 21/10/2016).
  11. Miller WR, Rollnick S. L’entretien motivationnel. Aider la personne à engager le changement. (Titre original : Motivational Interviewing. Preparing people for change, 2nd edition, 2002). Paris : InterEditions, Dunod, 2006.
  12. Crépin A.  Contes de Canterbury, Geoffrey Chaucer. Encyclopædia Universalis [en ligne] URL: http://www.universalis.fr/encyclopedie/contes-de-canterbury/ (consulté le 24 octobre 2016).

 


Auteurs

Vanwelde C.
Centre Académique de Médecine Générale, Université Catholique de Louvain
COI :

De Jonghe M.
médecin généraliste, Centre Académique de Médecine Générale, UCLouvain
COI :

Glossaire

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Commentaires

Pierre Godet 03/11/2016 22:06

C'est rafraîchissant de lire cet éditorial. Même s'il redécouvre un peu l'eau chaude : le médecin n'est pas tellement (seulement) là pour (tenter d') éviter des maladies, mais surtout pour aider les gens à mieux vivre leur vie, leur santé, leur autonomie. C'était une évidence pour les médecins d'avant. Ca s'est perdu en route, avec la priorité donnée à la technique, à la prévention surtout anxiogène, aux recommandations EBM devenues quasi-obligations, etc

Réaction de la rédaction
Het aphorisme van Ambroise Paré blijft ondanks vijf eeuwen nieuwe inzichten nog altijd overeind; 'Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours' . We mogen dit aphorisme nog uitbreiden met 'altijd luisteren naar de patiënt', iets wat door het overaanbod aan technische mogelijkheden soms vergeten wordt. EBM is en blijft belangrijk omdat het grenzen aangeeft tussen wat wetenschappelijk onderbouwd is en wat niet. EBM helpt bij het bepalen van het verschil tussen de arts als wetenschapper en de arts als leerling tovenaar. Ondanks alle kritiek blijft EBM een taal en een kader waarbinnen artsen als wetenschappelijke gemeenschap met elkaar kunnen communiceren en met een beetje verbeelding en goede wil ook keuzes kunnen bespreken en verduidelijken met hun patiënten. - Marc Lemiengre -