Revue d'Evidence-Based Medicine
Prise de décision partagée : moins de prescriptions d’antibiotiques ?
Texte sous la responsabilité de la rédaction néerlandophone
Contexte
Malgré les différents efforts déployés pour réduire le recours aux antibiotiques en cas d’infection des voies respiratoires, ces médicaments sont encore trop souvent prescrits (1,2). L’utilisation inadéquate d’antibiotiques favorise la résistance microbienne (1,3). La plupart des infections des voies respiratoires ne présentent pas d’étiologie bactérienne (4,5). Une synthèse de la Cochrane Collaboration portant sur l’effet de diverses interventions visant à limiter la consommation d’antibiotiques concluait que les interventions axées à la fois sur les patients et sur les médecins sont probablement celles qui donnent les meilleurs résultats (6). Dans le modèle de processus de décision partagée, le travailleur de la santé et le patient prennent ensemble une décision fondée sur les preuves disponibles ainsi que sur les valeurs et les préférences du patient (7).
Résumé
Population étudiée
- inclusion de 250 médecins généralistes (âge moyen : 40,5 à 44 ans ; environ 50% ayant une mission d’enseignement) de 9 pratiques de formation répartis sur 6 régions du Québec (Canada) et attachés au département de médecine générale et de médecine d’urgence de l’Université de Laval
- exclusion des médecins qui avaient déjà participé à DECISION+ (module antérieur au présent module de formation) et des médecins ne pratiquant pas pendant la période d’étude (de juillet 2010 à avril 2011)
- inclusion de 449 patients (>60% d’adultes, âgés en moyenne de 40 à 43 ans, et <40% d’enfants âgés en moyenne de 5 ans, accompagnés par un parent ou un tuteur) présentant une infection des voies respiratoires (telle que bronchite, otite moyenne, pharyngite, rhinosinusite) et pour qui l’utilisation des antibiotiques a été réfléchie soit par le patient, soit par le médecin généraliste. Le patient, le parent ou le tuteur devait comprendre, savoir lire et écrire le français.
Protocole d’étude
- étude contrôlée avec randomisation par grappes et stratification en fonction de la localisation en zone rurale ou urbaine
- deux bras d’étude :
- groupe intervention (n=5 pratiques) : DECISION+2, programme de formation sur le processus de décision partagée comportant un module en ligne et un atelier interactif d’une durée de 2 heures chacun
- groupe témoin (n=4 pratiques) : prise en charge habituelle, pas d’accès au module en ligne de DECISION+2
- les participants du groupe intervention ont disposé d’un mois pour suivre le module en ligne ; l’atelier, modéré par des facilitateurs familiers du module, s’est déroulé dans le lieu de pratique du médecin ; programme de formation ciblant des informations de médecine factuelle concernant le diagnostic et le traitement des infections des voies respiratoires et sur les compétences en communication du médecin ; programme s’appuyant sur des vidéos, des exercices et du matériel d’aide à la décision
- immédiatement après la consultation, les patients et les médecins ont rempli un questionnaire et trois listes de scores sur le diagnostic et sur le processus décisionnel menant ou non à la prescription d’antibiotiques
- 2 semaines après la consultation, un contact a été pris par téléphone pour poser 2 autres questions et remplir 3 listes de scores.
Mesure des résultats
- critère de jugement primaire : pourcentage de patients ayant opté pour un antibiotique immédiatement après la consultation
- critères de jugement secondaires : désaccord quant à la décision, sentiment d’un réel processus de décision partagée, qualité de la décision (après la consultation), observance du traitement, nouvelle consultation, regret quant à la décision prise, qualité de vie (SF-12), intention de continuer à utiliser le processus de décision partagée.
Résultats
- dans le groupe intervention, 72,8% des médecins généralistes ont suivi le module en ligne, et 73,5% ont participé à l’atelier
- critère primaire : pourcentage de patients ayant opté pour un antibiotique immédiatement après la consultation : diminution dans le groupe intervention, passant de 41,2% à 27,2%, et augmentation dans le groupe témoin, passant de 39,2% à 52,2% ; différence absolue de 25% ou risque relatif ajusté de 0,48 (avec IC à 95% de 0,34 à 0,68) quant au choix d’un antibiotique immédiatement après l’intervention
- critères de jugement secondaires :
- les patients du groupe intervention déclarent une expérience d’un rôle plus actif dans le processus décisionnel (67% vs 49% ; p<0,001)
- aucune différence entre les 2 groupes pour les autres critères.
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que le programme de formation sur le processus de décision partagée (DECISION+2) améliore la participation des patients au processus décisionnel et entraîne une diminution du nombre de patients qui optent pour le recours à un antibiotique comme traitement d’une infection aiguë des voies respiratoires. Cette diminution n’a pas eu d’influence négative sur le bien-être des patients deux semaines après la consultation.
Financement
Bourse du Conseil du médicament du Québec / Fonds de la recherche en santé du Québec. Ce fonds n’est pas intervenu dans la conception, le dessin, la conduite, l’analyse, l’interprétation et le rapport de l’étude, et il n’a pas eu accès aux données. Aucun des investigateurs n’a reçu de compensation financière.
Conflits d’intérêt
Pas de conflits d’intérêt déclarés.
Discussion
Considérations sur la méthodologie
Un investigateur indépendant, à l’aide d’un programme informatique, a réparti 12 pratiques de médecine générale entre un groupe intervention et un groupe témoin. La randomisation a été effectuée sans avoir obtenu le consentement de participation des pratiques parce qu’il fallait pouvoir planifier l’intervention à temps dans le calendrier de formation. Trois pratiques de médecine générale sont sorties de l’étude après la randomisation. Bien que cela n’ait probablement eu que peu d’influence sur les résultats, il s’agit tout de même d’une limite méthodologique importante. Les auteurs ne mentionnent pas pourquoi les 11 médecins du groupe intervention qui ont été recrutés après le début de l’intervention ont été exclus pour l’analyse des résultats, alors que les 9 du groupe témoin, également recrutés après le début de l’intervention, n’ont pas été exclus. Les caractéristiques essentielles des médecins et des patients étaient similaires dans le groupe intervention et dans le groupe témoin, tant avant qu’après l’intervention. Ce que nous ignorons, c’est dans quelle mesure le pourcentage de médecins ayant des activités d’enseignement par pratique de médecine générale a été réparti de manière équitable entre les deux groupes. Pour le calcul de la puissance, les auteurs ont tenu compte d’un coefficient de corrélation intragrappe. Le nombre de patients requis a bien été atteint, mais, tant avant qu’après l’intervention, le nombre de patients consultés par médecin n’est que de 2 en moyenne.
L’intervention d’un assistant de recherche pour recruter les patients dans la salle d’attente avant la consultation a pu réduire le risque de biais de sélection si ce n’est que cette personne était au courant de l’intervention. Seule la personne qui a traité les données n’était pas au courant de la randomisation.
L’utilisation effective des antibiotiques n’a pas été mesurée. Toutefois, la décision finale de prendre des antibiotiques a été prise par le médecin et le patient. Les résultats n’ont pas été corrigés pour des facteurs de confusion tels que les formations complémentaires des médecins participants. Une correction pour l’effet saisonnier n’a pas été faite, or, après l’intervention qui a eu lieu en hiver, une augmentation de l’utilisation des antibiotiques dans le groupe témoin a été observée. Pour quelques critères de jugement secondaires, les auteurs ne donnent pas suffisamment de détails concernant les divers instruments de mesure utilisés.
Interprétation des résultats
Les données suggèrent qu’il est possible de former les médecins à impliquer activement les patients dans les prises de décisions. Cette intervention semble également être utile pour limiter le nombre de prescriptions d’antibiotiques.
Ces résultats demandent cependant à être nuancés. Cette étude a en effet été menée dans des pratiques de formations rattachées à une université, et il se pourrait que ces pratiques soient plus ouvertes à l’innovation ainsi qu’à la problématique de la résistance aux antibiotiques. Nous voyons également qu’avant l’intervention, déjà 50% des médecins estimaient que les patients et les médecins devaient collaborer pour arriver à une décision. Dans ce type d’étude, une certaine forme de biais d’opportunité ne peut être exclue. Les auteurs ont pu observer que les patients consultant des médecins ayant une mission d’enseignement se sentent plus impliqués dans le processus décisionnel. Il est donc probablement impossible d’extrapoler les résultats de cette étude à la pratique normale.
Cette étude ne permet pas de savoir quels sont les facteurs de l’intervention qui sont les plus déterminants. Est-ce le module en ligne ou bien l’atelier ? Est-il nécessaire que les séances durent deux heures, ou bien des séances d’une heure permettraient-elles aussi d’obtenir les mêmes résultats ? Tous les médecins ont-ils activement suivi le module ou certains se sont contentés de s’inscrire ?
Une autre information importante qui nous manque pour le moment est l’effet à long terme de cette intervention. Apporte-t-elle un réel changement dans le comportement du médecin et du patient lors de la consultation, et ce changement persiste-t-il au fil du temps ?
Autres études
Comme les auteurs l’indiquent, ces résultats concordent avec ceux d’autres études similaires. Ainsi, il est question de l’étude de Francis et coll. (8,9), dans laquelle une brochure interactive est utilisée lors des consultations chez les enfants présentant une infection des voies respiratoires, approche qui a entraîné une diminution importante du nombre de prescriptions d’antibiotiques. L’association d’un module en ligne et d’un séminaire sur l’entretien motivationnel a également été mise en œuvre (10). Ces auteurs ont également observé une réduction importante du nombre de prescriptions d’antibiotiques sans augmentation des hospitalisations, sans nouvelle consultation et sans accroissement du coût. Dans l’étude de Cals et coll. (11), nous avons observé une diminution importante du nombre de prescriptions d’antibiotiques dans le groupe où seule la formation à la communication avait été donnée (12). A partir de ces éléments, une étude analogue a été lancée dans six pays européens dans le cadre du projet GRACE (Genomics to combat Resistance Against Community acquired LRTI in Europe), Génomique pour combattre la résistance aux antibiotiques des infections communautaires des voies respiratoires inférieures en Europe (www.grace-lrti.org). Les résultats n’ont pas encore été publiés, mais les résultats provisoires montrent un effet semblable.
Conclusion de Minerva
Cette étude avec randomisation par grappes ayant inclus 9 pratiques de formation de médecine générale au Canada conclut qu’un programme de formation pour les médecins généralistes ciblant le processus de décision partagée, composé d’un module en ligne et d’un atelier interactif, contribue, à court terme, à ce que les patients avec une infection aiguë des voies respiratoires, optent moins pour des antibiotiques, et ce sans influence négative sur leur bien-être.
Pour la pratique
Minerva s’est déjà souvent penchée sur les limites de l’utilité des antibiotiques dans le traitement des infections des voies respiratoires (rhinosinusite, mal de gorge, otite moyenne aiguë, infections des voies respiratoires inférieures) (13-22). Des méthodes pour limiter l’utilisation des antibiotiques ont également été abordées à plusieurs reprises (23,24). Cette étude montre qu’il est utile de former les médecins à prendre leurs décisions avec le patient quant à la prescription ou non d’antibiotiques en cas d’infection des voies respiratoires. Nous ne savons cependant pas quelles composantes d’une telle formation sont les plus efficaces, et nous ignorons si le bénéfice persistera à long terme. En outre, comme l’étude a été menée dans des pratiques de formation de médecine générale, la faisabilité d’une telle formation en dehors de pratiques d’enseignement reste à évaluer.
Références
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Auteurs
Adriaenssens N.
Centrum voor Huisartsgeneeskunde, Eerstelijns- en Interdisciplinaire Zorg (ELIZA), Universiteit Antwerpen
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