Revue d'Evidence-Based Medicine



Le crabe et le gâteau



Minerva 2008 Volume 7 Numéro 9 Page 129 - 129

Professions de santé


 

L’Organisation Mondiale de la Santé estime que dans les années futures le nombre de personnes atteintes par un cancer va augmenter fortement : pour 10 millions recensées en 2000, plus de 15 millions de personnes en seraient atteintes en 2015. Fait particulier : plus de 60% des cas seront observés dans les pays occidentaux. Les estimations portent sur 9 millions de décès par cancer en 2015 et plus de 11 millions en 2030, le cancer devenant ainsi la cause principale de décès chez les personnes de moins de 85 ans.

 

Le crabe : la peur et la souffrance : le point de vue de l‘individu

En dehors de cette perspective épidémiologique, la prise en compte d’une perspective individuelle est indispensable, moteur très important de décisions individuelles (ou collectives). Nous avons déjà insisté, dans les colonnes de la revue Minerva (1) sur le fait que de nombreux patients sont prêts à accepter une chimiothérapie lourde, avec ses effets indésirables, même en sachant que le bénéfice pourrait être faible en termes de durée de vie, tout en espérant qu’il soit plus important. Nous insistions sur la difficulté de faire la part entre le rationnel et l’irrationnel d’une telle décision. Quelle est la peur de mourir, voire la peur de souffrir dans cette décision ? Pour le patient concerné surtout, mais aussi pour ses proches (particulièrement les parents d’enfants atteints d’un cancer (2)), et probablement pour chacun d’entre nous, que représente la peur de l’évolution du cancer, ce crabe qui nous ronge de l’intérieur, pour nous-mêmes comme pour nos proches ? Cette peur est parfois plus douloureuse sans recours à un traitement oncologique. Dans quelle mesure cette peur influence-t-elle les décisions politiques dans le domaine du cancer ?

 

Le spectre du crabe : le point de vue du pouvoir

Le décideur médical, les décideurs, particulièrement politiques, peut-il (peuvent-ils) échapper à ce sentiment, cette émotion bien personnelle, familiale, amicale ou associative de « tout tenter » pour guérir une personne, un parent, un ami et plus généralement, un citoyen connu ou inconnu ? Quel est le poids de ce sentiment (perçu comme légitime) dans la décision de consacrer une partie importante des deniers publics à un traitement oncologique ?

 

La marche du crabe : le point de vue du scientifique

Les agences médicamenteuses (EMEA, FDA) ont plusieurs fois insisté sur les limites méthodologiques des études évaluant des médicaments oncologiques : absence de traitement comparateur, recours à des critères de jugement intermédiaires, absence de preuve d’une plus-value thérapeutique, déficit de l’insu (3). Une critique complémentaire est l’observation d’un arrêt prématuré des études en oncologie et de la justification de cet arrêt prématuré. Trotta et coll. (4) estiment, après une revue de la littérature, que cet arrêt prématuré pose plus de problèmes qu’il n’apporte de réponse pour le clinicien, étant donné que cet arrêt est souvent motivé, non par une meilleure protection des intérêts du patient ou un accès plus rapide à des médicaments avec une plus-value thérapeutique, mais par une intention nette d’occuper une part de marché, marché particulièrement prometteur. Il faut y ajouter les biais classiques, également présents en oncologie : biais de publication (5), abstracts présentés à des congrès plus favorables que les publications définitives (6), résultats d’étude de phase II plus favorables que ceux des études de phase III avec le même protocole de traitement (7).

 

Le crabe aux pinces d’or : le point de vue du marchand

Le marché des médicaments oncologiques suit cette évolution et parfois précède cette évolution épidémiologique. Il a plus que doublé entre 2000 et 2005 et le nombre de nouveaux médicaments en développement est impressionnant : plus de 650 candidats, soit 30% des recherches en cours. Septante pour cent des ventes sont réalisées par les produits les plus récents et 16% des blockbusters étaient en 2006 des médicaments oncologiques. Ces médicaments sont très majoritairement vendus dans les pays les plus riches (45% E.U., 35% Europe, 10% Japon). Cette classe de médicaments a un turnover prévu de 12%, loin au-dessus du turnover du marché pharmaceutique mondial (de 4,6%). Le coût des nouveaux médicaments est, dans ce domaine particulièrement, de plus en plus élevé, particulièrement les thérapies dites ciblées que sont les inhibiteurs de l’angiogenèse, les inhibiteurs de la tyrosine kinase et les anticorps monoclonaux utilisés en oncologie. Les prévisions placent donc ce groupe des médicaments oncologiques en haut des ventes en 2011, loin au-dessus des médicaments cardiovasculaires (8).

 

L’incidence accrue des cancers et la prolifération de médicaments de plus en plus chers pour les traiter placent les pays, même les plus riches, devant un important défi. Le choix d’un traitement par un médecin (oncologue) et par le patient, dans ce contexte de médicaments de plus en plus nombreux et dont l’efficacité est largement vantée jusque dans les media est rendu plus difficile par des facteurs émotionnels et par les limites des informations scientifiques diffusées. En est-il de même pour les décisions politiques en ce domaine ?

 

  

 

Références

  1. Chevalier P. Editorial. Un espoir qu’on ne peut se payer. MinervaF 2006;5(9):129.
  2. Bluebond-Langner M, Belasco JB, Goldman A, Belasco C. Understanding parents' approaches to care and treatment of children with cancer when standard therapy has failed. J Clin Oncol 2007;25:2414-9.
  3. EMEA. The European Medicines Agency. Guideline on the evaluation of anticancer medicinal products in man (CPMP/EWP/205/95/Rev.3/Corr.2). London: European Medicines Agency 2005.
  4. Trotta F, Apolone S, Garattini S, Tafuri G. Stopping a trial early in oncology: for patients or for industry? Ann Oncology 2008;19:1347-53.
  5. Metcalfe S, Burgess C, Laking G, et al. Trastuzumab: possible publication bias. Lancet 2008;371:1646-8.
  6. Tam VC, Hotte SJ. Consistency of phase III clinical trial abstracts presented at an annual meeting of the American Society of Clinical Oncology compared with their subsequent full-text publications. J Clin Oncol 2008;26:2205-11.
  7. Zia MI, Siu LL, Pond GR, Chen EX. Comparison of outcomes of phase II studies and subsequent randomized control studies using identical chemotherapeutic regimens. J Clin Oncol 2005;23:6982-91.
  8. Desdouits F, Delaporte L, Parnis S. Roadmap for success in oncology. Scrip executive briefing. May 28th & 30th, 2008.
Le crabe et le gâteau

Auteurs

Chevalier P.
médecin généraliste
COI :

Specenier P.
Dienst Oncologie UZ Antwerpen; RIZIV
COI :

Glossaire

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