Analyse
Cannabis et cannabinoïdes pour traiter les douleurs chroniques : état des lieux
Contexte
Une seule étude quant à l’utilisation du cannabis à usage médical a été discutée dans Minerva (1). Il s’agissait d’une synthèse méthodique avec méta-analyse aux objectifs larges et de qualité méthodologique correcte (2). Cependant, elle incluait de très nombreuses études de qualité faible à très faible. Elle n’a pas permis de préciser les indications potentielles de celui-ci ni des dérivés cannabinoïdes chez l’adulte. De plus, elle ne concernait pas spécifiquement le traitement des douleurs chroniques mais incluait également le traitement de la spasticité. Nous concluions que des études de bonne qualité méthodologique devaient être menées pour chaque indication thérapeutique. Les précédentes revues explorant l’efficacité du cannabis médical pour la douleur chronique ont montré des résultats contradictoires (3). Or, son usage pour cette indication est en augmentation. L’apport attendu de l’étude analysée ici est d’évaluer le niveau de preuve actuel quant à l’efficacité et aux risques de l’usage médical du cannabis et des cannabinoïdes dans le cadre d’une douleur chronique (4).
Résumé
Synthèse méthodique avec méta-analyses
Sources consultées
- Medline, Embase, Amed, PsychInfo, Cochrane Central Register of Controlled Trials (CENTRAL), CINAHL, PubMed, Web of science, Cannabis-Med et Epistemonikon, Clinical Trials.com, WHO International Clinical Trials, Registry Platform, EU Clinical Trials Register et Health Canada Clinical Trials Database.
Études sélectionnées
- critères d’inclusion : études avec minimum 20 patients, comparant quelconque forme de cannabis médical ou de cannabinoïdes avec un placebo ou un traitement sans cannabis actif, ayant une durée de minimum un mois et les études avec une population souffrant de sclérose en plaque si ceux-ci avaient une plainte de douleur chronique ; durée de la douleur ≥ 3 mois
- critères d’exclusion : les abstracts de conférence, les doublons ou chevauchement, les études en cours, les études ouvertes, les études ayant inclus des patients sans douleurs chroniques ou avec un échantillon total de moins de 20 patients, les études non randomisées et les études animales
- intervention : quelconque forme de traitement comprenant du cannabis médical ou cannabinoïdes (topique (N = 2), oral ou sublingual (N = 30)) ajouté ou en remplacement d’un traitement antalgique existant
- contrôle : le plus souvent, le groupe contrôle prenait un placebo ; néanmoins, tout autre traitement comparatif était éligible s’il ne contenait pas de cannabis actif ; par exemple : ibuprofène.
Population étudiée
- patients souffrants de douleurs chroniques liées à un cancer ou non (douleur neuropathique, douleur nociplastique, douleur nociceptive, douleurs liées à la spasticité, douleur due à un abus d’antalgiques, douleurs mixtes)
- au total, 32 études ont été sélectionnées ; ensemble, elles rassemblent 5174 patients souffrant d’une douleur chronique ; parmi ces études, 28 avaient inclus des patients avec des douleurs non liées au cancer ; l’âge moyen était de 53 ans ; 55% des patients étaient des femmes ; aucune étude ayant utilisé du cannabis inhalé n’a été incluse car leur suivi n’était pas assez long ; lorsqu’elle était mesurée sur une échelle analogue visuelle (EVA), le score de la douleur moyenne de départ était de 6,1/10.
Critères de jugement
- critère de jugement primaire : soulagement de la douleur (différence minimale importante (MID) = 1/10 cm sur l’EVA)
- critères de jugement secondaires : fonctionnalité (selon échelle SF36 avec MID = 10 points/100) physique, émotionnelle, de rôle et social) et qualité de sommeil (MID = 1/10 cm sur échelle de qualité du sommeil)
- critères de jugement de sécurité : lors de l'examen des événements indésirables signalés parmi les essais éligibles, le groupe d'experts en a sélectionné sept comme étant les plus importants pour les patients, dans l'ordre d'importance suivant : (1) troubles cognitifs, (2) vomissements, (3) somnolence, (4) étourdissements, (5) troubles de l'attention, (6) diarrhée et (7) nausées.
Résultats
- soulagement de la douleur : par rapport au placebo, le cannabis médical non inhalé entraîne probablement une légère augmentation de la proportion de patients présentant au moins la différence minimalement importante (DMI) de 1 cm (sur une échelle visuelle analogique (EVA) de 10 cm) dans le soulagement de la douleur (différence de risque modélisé (DR) de 10% (avec IC à 95% de 5% à 15%), basée sur une différence moyenne pondérée (DMP) de -0,50 cm (avec IC à 95% de -0,75 à -0,25 cm ; I2 = 75% ; certitude modérée))
- critères de jugement secondaires :
- le cannabis médical pris par voie orale entraîne une très faible amélioration du fonctionnement physique (DR modélisé de 4% (avec IC à 95% de 0,1% à 8%) pour avoir atteint au moins la DMI de 10 points sur l'échelle de fonctionnement physique SF-36 à 100 points, basée sur une DMP de 1,67 point (avec IC à 95% de 0,03 à 3,31 points ; haute certitude))
- une légère amélioration de la qualité du sommeil (DR modélisé de 6% (avec IC à 95% de 2% à 9%) pour avoir atteint au moins la DMI de 1 cm sur une EVA de 10 cm, basé sur une DMP de −0,35 cm (avec IC à 95% de -0,55 à -0,14 cm ; haute certitude))
- le cannabis médical pris par voie orale n'améliore pas le fonctionnement émotionnel, de rôle ou social (certitude élevée)
- des preuves de certitude modérée montrent que le cannabis médical pris par voie orale entraîne probablement une légère augmentation du risque de :
- troubles cognitifs transitoires : DR de 2% (avec IC à 95% de 0,1% à 6%),
- vomissements : DR de 3% (avec IC à 95% de 0,4% à 6%),
- somnolence : DR de 5% (avec IC à 95% de 2% à 8%),
- troubles de l'attention : DR de 3% (avec IC à 95% de 1% à 8%)
- nausées : DR de 5% (avec IC à 95% de 2% à 8%)
- étourdissements : DR de 9% (avec IC à 95% de 5% à 14%) pour les essais avec un suivi <3 mois contre DR de 28% (avec IC à 95% de 18% à 43%) pour les essais avec un suivi ≥ 3 mois ; test d'interaction p = 0,003 ; crédibilité modérée de l'effet de sous-groupe ; haute certitude)
- mais pas de diarrhée.
Conclusion des auteurs
Des preuves de niveau modéré à élevé montrent que le cannabis médical non inhalé ou les cannabinoïdes résultent en une petite à très petite amélioration du soulagement de la douleur, du fonctionnement physique et de la qualité du sommeil parmi les patients, associés à plusieurs effets indésirables transitoires en comparaison avec le placebo.
Conflits d’intérêt des auteurs et financement de l’étude
Deux auteurs ont reçu des fonds de recherche de Northern Green Canada; le premier a été consultant rémunéré pour Northern Green Science, Northern Green Canada, Monk-E psychedelics et Evergreen Pacific Insurance Corporation; ils ont également reçu des honoraires de Spectrum Therapeutics et Tilray Inc. pour des présentations éducatives ; un troisième est le médecin-chef de Canopy Growth Corporation.
Discussion
Évaluation de la méthodologie
Pour effectuer cette synthèse méthodique, la méthode PRISMA a été utilisée. Les chercheurs ont examiné les titres et résumés des citations identifiées, et les textes complets des études potentiellement éligibles. Ils sont parvenus à un accord après discussion, ou à l’aide d’un arbitre, si un consensus n’était pas atteint. Les chercheurs ont évalué de façon indépendante, à l’aide de l’outil d’évaluation des risques de biais de la Cochrane adapté. Chaque article a été évalué selon les biais possibles : génération de la séquence de randomisation, le secret d’attribution, l’insu des participants, soignants, évaluateurs des résultats et analystes de données, et les données incomplètes (> 20% des données manquantes est considérée comme un risque élevé de biais). Toutes les mesures ont été converties sur échelle commune. La différence de risque (DR) a été modélisée pour atteindre au moins la différence minimale importante (DMI). Pour chaque échelle, la DMI a été précisée : 1 cm ou 10 points. Les auteurs ont planifié une analyse de sensibilité comparant la proportion rapportée par rapport à la proportion modélisée de patients obtenant une réduction de la douleur ≥ 30% avec le cannabis médical. Ils ont également effectué une analyse de sous-groupe post hoc pour explorer l'impact du financement de l'industrie par rapport à l'absence de traitement sur les effets du traitement.
Pour l’hétérogénéité statistique, le test de Cochrane chi carré et statistique I² ont été utilisés. Un test des hypothèses de sous-groupes a été aussi effectué. Une méta-régression a été réalisée pour étudier l’association entre les effets du traitement et la durée de suivi, et la proportion de pertes de suivi quand il y avait au moins 10 études. Pour le résultat principal (score VAS), le I² est de 75%, ce qui est élevé ; remarquons que les analyses en sous-groupe et la méta-régression ne semblent pas expliquer cette hétérogénéité. L'interprétabilité des résultats en est fragilisée. Les critères ICEMAN ont été utilisés pour évaluer la crédibilité des effets des sous-groupes. Les analyses de sensibilité ont été réalisées en excluant les changements de score convertis et le manque de données sur les effets insignifiants, afin d’explorer l’impact des estimations de l’effet combiné. Pour ce qui est des limites de l’étude, les effets sur le long terme du cannabis médical sur la douleur chronique ne peuvent être évalués car aucune étude éligible ne suivait les patients sur plus de 5 mois et demi. Ensuite, les résultats pourraient ne pas être transférables aux patients souffrant de maladies mentales car deux tiers des études incluses excluaient ces patients et les autres études ne le précisaient pas. L’effet du cannabis médical est présenté sur différents types de douleur chronique. Le petit nombre d'études contribuant à certains sous-groupes peuvent ne pas avoir permis de révéler des effets significatifs de ceux-ci. Enfin, les formes inhalées de cannabis n’ont été explorées dans aucune étude incluse, les résultats ne peuvent donc pas être généralisés à ces formes d’utilisation.
Évaluation des résultats de l'étude
Le choix des critères de jugement primaire, secondaires et de sécurité (survenue d’évènements indésirables, dans l’ordre d’importance : troubles cognitifs, vomissement, somnolence, vertiges, trouble de l’attention, diarrhées, nausées) sont pertinents cliniquement, pour le patient et le médecin, en permettant de prendre en compte la balance bénéfice - risque dans le choix du traitement. 10% de patients rapportent une amélioration de la douleur suite à un traitement par cannabis ou cannabinoïdes médicaux en comparaison avec les patients traités par un placebo. L'intervalle de confiance à 95% se trouve entre 5 et 15%, ce qui est significatif pour une amélioration même s’il n’est pas précis. Néanmoins la différence moyenne de douleur est de -0,5 cm (avec IC à 95% de -0,75 à -0,25) entre les deux groupes ce qui n’atteint pas la DMI (fixée à 1cm). Etant donné la légère amélioration par rapport aux effets indésirables rapportés, le clinicien devra en discuter la balance bénéfice-risque dans le cas où un essai thérapeutique était envisagé avec le patient. Ces résultats sont conformes à d’autres synthèses méthodiques réalisées sur le sujet (4)
En outre, en Belgique, l’AR du 11 juin 2015 interdit la délivrance de préparations magistrales contenant du THC. Un seul médicament est actuellement autorisé et commercialisé, à savoir Sativex® qui ne peut être prescrit que par un neurologue dans une indication de spasticité dans la sclérose en plaque. Il est en principe possible au pharmacien d’importer Ie médicament Epidiolex® autorisé à l’étranger, moyennant une déclaration du médecin, mais cette procédure est fastidieuse et l’importation coûte cher.
Que disent les guides de pratique ?
NICE rappelle qu’en ce qui concerne la médecine de la douleur, bien que le cannabis et les cannabinoïdes aient un potentiel d'utilisation thérapeutique, leur innocuité et leur efficacité n'ont pas encore été établies et une base de preuves solide est nécessaire comme pour tout médicament dûment autorisé (5). Selon le CBIP (2019) (6), il ne faut pas recommander systématiquement le cannabis ou les cannabinoïdes car il n’y pas d’argument suffisant pour leur utilisation, peu importe l’indication. D’après une recherche sur Uptodate (mars 2022), l’usage du cannabis et cannabinoïdes dans le traitement de la douleur chronique est controversée, et rendue compliquée par le statut juridique variable de ces substances (7). Comme pour toute approché médicamenteuse, les études doivent être solides d’un point de vue méthodologique et l’analyse des résultats honnêtes, permettant une reconnaissance complète des inconvénients et des risques ainsi que des résultats positifs.
Conclusion de Minerva
Cette synthèse méthodique avec méta-analyses montre que le cannabis médical non inhalé apporte une petite à très petite amélioration dans le soulagement de la douleur, le fonctionnement physique et la qualité du sommeil des patients souffrant de douleurs chroniques en comparaison avec le placebo via des preuves de niveau modéré à élevé. Cet usage s’accompagne en outre d’effets indésirables. Elle repose sur une méthodologie solide et adéquate. Les résultats observés ne justifient pas de modifier les recommandations actuelles relatives à l’utilisation du cannabis médical et aux cannabinoïdes dans le cadre de douleurs cancéreuses et non cancéreuses chez l’adulte ne présentant pas de maladie mentale.
- Buret L. Les cannabinoïdes à usage médical sont-ils une option thérapeutique ? MinervaF 2016;15(9):221-4.
- Whiting PF, Wolff RF, Deshpande S, et al. Cannabinoids for medical use: a systematic review and meta-analysis. JAMA 2015;313:2456-73. DOI: 10.1001/jama.2015.6358
- Hauser W, Finn DP, Kalso E, et al. European Pain Federation (EFIC) position paper on appropriate use of cannabis-based medicines and medical cannabis for chronic pain management. Eur J. Pain 2018;22:1547-64. DOI: 10.1002/ejp.1297
- Wang L, Hong PJ, May C, et al. Medical cannabis or cannabinoids for chronic non-cancer and cancer related pain: a systematic review and meta-analysis of randomised clinical trials. BMJ 2021;374:n1034. DOI: 10.1136/bmj.n1034
- Cannabis-based medicinal products. NICE guideline [NG144] Published: 2019. Last updated: 22/03/2021.
- Le point sur l’usage médical du cannabis et des cannabinoïdes. Folia Pharamaceutica. Décembre 2019.
- Tauben D, Stacey B. Pharmacologic management of chronic non-cancer pain in adults. UpToDate 2022.
Auteurs
Lechat M.
assistante en médecine générale, UCLouvain
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.
Nsengiyumva M.
assistante en médecine générale, UCLouvain
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.
De Jonghe M.
médecin généraliste, Centre Académique de Médecine Générale, UCLouvain
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.
Glossaire
analyse en sous-groupeCode
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