Analyse


La surveillance active pour les cancers de la prostate à risque favorable compromet-elle la fenêtre d’opportunité de traitement en cas de reclassification du grade de la maladie ?


29 11 2024

Professions de santé

Analyse de
Newcomb LF, Schenk JM, Zheng Y, et al. Long-term outcomes in patients using protocol-directed active surveillance for prostate cancer. JAMA 2024;331:2084-93. DOI: 10.1001/jama.2024.6695


Question clinique
Chez les patients atteints d'un cancer de la prostate à risque favorable (groupe de grade 1, PSA faible, cancer localisé), la surveillance active, comprenant des biopsies régulières, des mesures de PSA et des examens cliniques, permet-elle d'obtenir des résultats à long terme favorables en termes de progression du cancer, traitement définitif, récidive, métastase, et mortalité spécifique ou globale, comparativement à un traitement immédiat (chirurgie ou radiothérapie) ?


Conclusion
Cette étude de cohorte prospective multicentrique avec les limites méthodologiques habituelles montre que dix ans après le diagnostic, 49% des patients n'avaient pas montré de signes de progression ni nécessité de traitement. Moins de 2% ont développé des métastases, et moins de 1% sont décédés en raison de leur cancer. La progression de la maladie et les traitements administrés pendant la surveillance n'ont pas été liés à des résultats moins favorables. Ces données indiquent que la surveillance active constitue une approche efficace pour gérer le cancer de la prostate à faible risque. Cette étude, de bonne qualité méthodologique, apporte des preuves solides qui devraient rassurer les praticiens belges lors de la proposition de la surveillance active à leurs patients. Elle montre que cette stratégie de gestion n'entraîne pas la perte de la fenêtre d'opportunité de traitement, même en cas de progression de la maladie.


Contexte

Dans une précédente analyse publiée en 2023 (1,2), Minerva a analysé une étude qui concluait qu’après 15 ans de suivi, la mortalité spécifique au cancer de la prostate était basse quel que soit le traitement attribué (suivi actif, prostatectomie, radiothérapie prostatique). Ainsi, le choix du traitement impliquait de peser les compromis entre les avantages et les inconvénients associés aux traitements du cancer localisé de la prostate. La politique qui est recommandée par le KCE pour les cancers de la prostate à faible risque est la surveillance active (3). Cette stratégie implique une surveillance par examens cliniques, PSA sérique, biopsies périodiques et, plus récemment, imagerie par résonance magnétique multiparamétrique (IRM), de sorte que le traitement définitif par chirurgie ou radiothérapie est soit évité complètement si aucune progression n'est détectée, soit retardé jusqu'à ce qu'il y ait des signes de progression du cancer. Les effets indésirables courants associés au traitement, tels que l'incontinence urinaire, les symptômes d'irritation urinaire et la dysfonction érectile ou intestinale sont ainsi diminués (4). Malgré cela, la crainte de manquer la fenêtre d’opportunité de traitement lors du choix de la surveillance active reste présente et explique, au moins en partie, que cette option ne soit pas toujours suivie (5) par les praticiens et leurs patients.

 

 

Résumé 

 


Population étudiée 

  • critères d'inclusion et d’exclusion :
    • patients atteints de cancer de la prostate à faible risque et éligibles pour une surveillance active plutôt qu’un traitement immédiat
    • il n'y a pas eu d'exclusions basées sur le groupe de grade (GG) ou le PSA 
  • au total, 2155 hommes diagnostiqués avec un cancer de la prostate localisé (cancer non métastatique) ont été suivis ; la majorité des patients (90%) ont reçu un diagnostic de cancer GG1 (90%) et 83% répondaient aux définitions traditionnelles de cancer de la prostate à très faible risque ou à faible risque ; ils présentaient : PSA médian de 5,2 ng/ml ; âge médian de 63 ans ; 83% des participants étaient blancs et 7% étaient noirs.

 

Protocole d’étude 

  • étude de cohorte prospective initiée en 2008, dénommée Canary PASS (6)
  • PSA : mesuré tous les 3 mois avant 2020, puis tous les 6 mois après 2020
  • biopsie de confirmation : réalisée 6 à 12 mois après le diagnostic initial
  • biopsies de surveillance : tous les 2 ans après la biopsie confirmatoire (ou selon protocole clinique local)
  • IRM et biomarqueurs : utilisés à la discrétion des cliniciens, intégrés au protocole plus tard
  • critères de traitement : reclassification du grade de la tumeur ou décision clinique basée sur PSA, IRM, ou autres facteurs
  • visites cliniques : tous les 6 mois, incluant examens cliniques et tests PSA
  • suivi après traitement : données collectées annuellement après traitement (PSA, récidives, etc.)
  • étude (5) poursuivie jusqu'en août 2022.

 

Mesure des résultats 

  • critères de jugement primaires : incidence cumulative de : 
    • reclassification du grade de la biopsie : toute augmentation du groupe de grade lors des biopsies de surveillance
    • reclassification extrême : augmentation au groupe de grade 3 ou plus
    • pathologie défavorable à la prostatectomie : groupe de grade 3+ ou cancer propagé aux vésicules séminales/ganglions (pT3b+ ou N1)
    • récidive après prostatectomie : PSA ≥ 0,2 ng/ml (2 valeurs), PSA croissant après traitement secondaire, ou PSA non indétectable après chirurgie
    • récidive après radiothérapie : PSA supérieur au nadir +2 ng/ml, traitement secondaire avec PSA croissant, ou biopsie de la prostate positive
    • métastases : maladie dans ganglions lymphatiques non régionaux, tissus mous ou os (déf. American Joint Committee on Cancer)
    • cause de décès : déterminée par un comité indépendant de PASS.

 

Résultats 

 

Critère de jugement : incidence cumulative de

Résultats (10 ans)

Intervalle de confiance

(IC à 95%)

Reclassification du grade de la biopsie

43%

40% à 45%

Traitement définitif

49%

47% à 52%

Reclassification extrême (grade 3+)

14%

13% à 16%

Récidive après traitement

9%

N/A

Pathologie défavorable

31%

N/A

Métastases

1,4%

0,7% à 2%

Mortalité spécifique au cancer

0,1%

0% à 0,4%

Mortalité globale

5,1%

3,8% à 6,4%

 

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que 10 ans après le diagnostic, 49% des hommes n’ont pas présenté de progression ou de besoin de traitement, moins de 2% ont développé une maladie métastatique, et moins de 1% sont décédés de leur maladie. La progression ultérieure et le traitement pendant la surveillance n'étaient pas associés à de moins bons résultats. Ces résultats démontrent que la surveillance active est une stratégie de gestion efficace pour les patients diagnostiqués avec un cancer de la prostate à risque favorable.

 

Financement de l’étude

Cette étude a été soutenue par la Canary Foundation, les NIH (National Institutes of Health) et l'Institute for Prostate Cancer Research ; la Canary Foundation est en majorité financée par Don Listwin et sa fondation Listwin Family Foundation ; Don Listwin est quant à lui, un entrepreneur dans le domaine des technologies.

 

Conflits d’intérêt des auteurs

Les auteurs déclarent avoir reçu des subventions des National Institutes of Health (NIH), de la Canary Foundation, de l'Institute for Prostate Cancer Research, du Fred Hutchinson Cancer Center et du NCI au cours de l'étude ; un auteur signale avoir reçu des subventions de la Canary Foundation au cours de l'étude, et être également investisseur et consultant pour PatientApps Inc en dehors du travail soumis ; un dernier auteur déclare avoir reçu des subventions du NIH/NCI, de la Canary Foundation, et de Janssen au cours de l'étude, ainsi que des honoraires personnels de Janssen, Pfizer, et Merck en dehors du travail soumis.

 

 

Discussion 

 

Évaluation de la méthodologie

Cette étude de cohorte prospective multicentrique, réalisée sur une période de plus de 10 ans et incluant 2155 participants, présente une surreprésentation des patients caucasiens. Ce qui est très dommage puisque le cancer de la prostate présente un comportement biologique plus agressif et peut-être une croissance plus rapide chez les Afro-Américains que chez les Américains d'origine européenne (7). Les patients, ayant opté pour une surveillance active ont donné leur consentement éclairé sous la supervision d'un comité d'examen institutionnel. L'étude a défini clairement les critères d'évaluation, incluant la reclassification du grade (augmentation du groupe de grade), la reclassification extrême (grade 3+), la pathologie défavorable (grade 3+ ou propagation aux vésicules séminales/ganglions), la récidive après prostatectomie (PSA ≥ 0,2 ng/ml), la récidive après radiothérapie (PSA supérieur au nadir +2 ng/ml), les métastases (ganglions lymphatiques, tissus mous, os), et la cause de décès (évaluée par un comité indépendant). Comme dans de nombreuses études de cohorte prospective multicentrique, la variabilité inter-centres pose des défis pour la standardisation des procédures et des méthodes de mesure. Étant donné la durée prolongée de cette étude, il est compréhensible que certaines techniques récentes, telles que l'imagerie par résonance magnétique (IRM) et les tests de biomarqueurs, aient été intégrées progressivement au protocole au fil du temps. Ces outils, bien que désormais intégrés, n'étaient pas utilisés de manière systématique au début de l'étude, ce qui peut entraîner une hétérogénéité des données collectées ou de la stadification des cancers ainsi que des conseils quant à sa prise en charge (y compris le suivi actif). 

 

Évaluation des résultats

L’étude Canary PASS a été menée dans plusieurs centres en Amérique du Nord et indique que les participants étaient majoritairement des patients instruits et disposant d’une assurance santé. Pour augmenter la représentativité et la généralisation des résultats, l’inclusion de patients moins éduqués ou non assurés aurait pu enrichir l’étude, bien que cette approche puisse être difficile à mettre en œuvre dans le contexte spécifique des systèmes de soins nord-américains. En ce qui concerne les effets de site, cette étude devrait, en théorie, être moins susceptible de ces biais, étant donné que tous les centres participants sont situés en Amérique du Nord, utilisent des équipements relativement homogènes, et que les praticiens ont reçu une formation similaire. Cependant, une hétérogénéité résiduelle entre les sites peut subsister, notamment en ce qui concerne les pratiques cliniques locales ou les légères variations dans l’utilisation des technologies et des protocoles de soins. Comme mentionné dans l’analyse de Minerva (1,2), qui se base sur des références complémentaires (4), les effets secondaires de la surveillance active, tels que les fuites urinaires (9 à 11%) et la dysfonction sexuelle/érectile (30%), doivent être discutés avec le patient. Une fois ces éléments abordés, le rôle du praticien sera d’expliquer clairement que l'option de ne pas initier de traitement immédiat, à l'exception des examens de suivi, est une approche totalement acceptable et recommandée dans ce cas. Cependant, cette incertitude peut représenter une charge mentale importante pour certains patients, pouvant parfois devenir difficile à supporter. 
Autre point important, les auteurs soulignent eux-mêmes que « bien que la durée médiane de suivi soit de 7,2 ans, le cancer de la prostate est une maladie à évolution lente. Un suivi plus long pourrait donc révéler davantage de métastases ou de décès liés à la maladie ». Pour pallier cette limitation, l'emploi de modèles de régression de Cox aurait pu permettre de réaliser des projections statistiques afin d'estimer les risques à long terme de progression de la maladie ou de mortalité. Compte tenu de ces observations, il serait souhaitable que l'étude soit prolongée, en intégrant autant que possible les techniques actuellement recommandées, afin de vérifier si les données continuent de soutenir la sécurité du suivi actif pour les cliniciens qui le proposent et les patients qui l'acceptent. 

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Le KCE recommande (3) pour les patients atteints d’un cancer localisé de la prostate à risque faible n’optant pas pour une stratégie à visée curative, d’envisager une surveillance active en tenant compte de leurs préférences et de l’état de leurs fonctions urinaire, sexuelle et digestive (niveau de preuve faible ; forte recommandation). Une biopsie répétée est recommandée au plus tard un an après le diagnostic (niveau de preuve faible ; forte recommandation), suivie de biopsies répétées sans que leur calendrier ne puisse actuellement être défini (niveau de preuve faible ; forte recommandation). Une imagerie tous les ans peut être envisagée (niveau de preuve faible ; faible recommandation). Le KCE rappelle que l’IRM et les marqueurs tumoraux sont des stratégies efficaces dans la surveillance active des cancers indolents.

 

 

Conclusion de Minerva

Cette étude de cohorte prospective multicentrique avec les limites méthodologiques habituelles montre que dix ans après le diagnostic, 49% des patients n'avaient pas montré de signes de progression ni nécessité de traitement. Moins de 2% ont développé des métastases, et moins de 1% sont décédés en raison de leur cancer. La progression de la maladie et les traitements administrés pendant la surveillance n'ont pas été liés à des résultats moins favorables. Ces données indiquent que la surveillance active constitue une approche efficace pour gérer le cancer de la prostate à faible risque. Cette étude, de bonne qualité méthodologique, apporte des preuves solides qui devraient rassurer les praticiens belges lors de la proposition de la surveillance active à leurs patients. Elle montre que cette stratégie de gestion n'entraîne pas la perte de la fenêtre d'opportunité de traitement, même en cas de progression de la maladie.

 

 


Références 

  1. Sculier J-P. Les résultats à long terme d’une étude randomisée en cas de cancer prostatique localisé de faible risque confirment une survie similaire que le choix thérapeutique soit une surveillance active, la chirurgie ou la radiothérapie. Minerva Analyse 15/09/2023.
  2. Hamdy FC, Donovan JL, Lane JA, et al. Fifteen-year outcomes after monitoring, surgery, or radiotherapy for prostate cancer. N Engl J Med 2023;388:1547‑58. DOI: 10.1056/NEJMoa2214122 
  3. Mambourg F, Jonckheer P, Piérart J, Van Brabandt H. A national clinical practice guideline on the management of localised prostate cancer. Good Clinical Practice (GCP). Brussels: Belgian Health Care Knowledge Center (KCE). 2012. KCE Reports 194C. D/2012/10.273/101. The document is available on the website of the Belgian Health Care Knowledge Centre at: https://kce.fgov.be/sites/default/files/2021-11/KCE_194C_prostate_cancer_0.pdf
  4. Hoffman KE, Penson DF, Zhao Z, et al. Patient-reported outcomes through 5 years for active surveillance, surgery, brachytherapy, or external beam radiation with or without androgen deprivation therapy for localized prostate cancer. JAMA 2020;323:149-63. DOI: 10.1001/jama.2019.20675
  5. Cooperberg MR, Meeks W, Fang R, et al. Time trends and variation in the use of active surveillance for management of low-risk prostate cancer in the US. JAMA Netw Open 2023;6:e231439. DOI: 10.1001/jamanetworkopen.2023.1439
  6. Newcomb LF, Schenk JM, Zheng Y, et al. Long-term outcomes in patients using protocol-directed active surveillance for prostate cancer. JAMA 2024;331:2084-93. DOI: 10.1001/jama.2024.6695
  7. Powell IJ, Meyskens FL Jr. African American men and hereditary/familial prostate cancer: intermediate-risk populations for chemoprevention trials. Urology 2001;57(4 Suppl 1):178-81. DOI: 10.1016/s0090-4295(00)00968-7




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