Revue d'Evidence-Based Medicine
Plus-value thérapeutique et délai de retour sur investissement des médicaments oncologiques approuvés en Europe
Minerva 2024 Volume 23 Numéro 10 Page 262 - 265
Professions de santé
Médecin généraliste, PharmacienContexte
L’Agence européenne des médicaments (EMA) accorde une autorisation de mise sur le marché pour de nouveaux médicaments oncologiques et pour de nouvelles indications de médicaments oncologiques. Parmi ces médicaments et ces indications, certains peuvent bénéficier d’un accès accéléré au marché s’ils répondent à un important besoin médical non satisfait. Dans le cadre de cette procédure accélérée, une licence temporaire ou conditionnelle est souvent accordée dans l’attente de preuves scientifiques supplémentaires avant l’octroi d’une licence définitive ou classique de mise sur le marché (1,2). Une fois que l’autorisation de mise sur le marché est accordée, le titulaire de l’autorisation peut demander un remboursement dans n’importe quel État membre de l’Union européenne. En Belgique, la demande est adressée à la Commission de remboursement des médicaments (CRM) de l’INAMI, qui donne au ministre de la Santé publique un avis sur la méthode de remboursement et le prix. En cas de décision positive du ministre, le médicament est ajouté à la liste des médicaments remboursés.
Les prix demandés pour les médicaments oncologiques innovants sont en hausse depuis un certain temps (3). Selon l’industrie pharmaceutique, c’est dû en partie à l’investissement en recherche et développement (R&D). Pour déterminer un prix acceptable et une base de remboursement acceptable, la Belgique, comme plusieurs pays européens, a mis en place une évaluation des technologies de la santé (health technology assessment; HTA) qui vise à positionner le nouveau traitement par rapport aux meilleures options thérapeutiques alternatives disponibles à ce moment-là (4). En comparant avec d’autres traitements, cette évaluation en vue du remboursement diffère de l’examen classique du rapport bénéfice/risque concernant la sécurité d’emploi, la qualité et l’efficacité pour une nouvelle autorisation accordée par l’EMA. Un surcoût peut être accordé si l’évaluation des technologies de la santé montre que le traitement apporte au patient un avantage substantiel, appelé plus-value thérapeutique.
Cependant, un certain nombre de difficultés se présentent. L’entrée accélérée sur le marché s’appuie souvent sur d’autres types d’études, telles que des études non contrôlées à un seul bras (qui ne sont donc pas des études randomisées contrôlées (RCTs)), ce qui met la solidité des preuves sous pression (5,6). Cela signifie qu’au moment de la demande de remboursement, il subsiste de nombreuses incertitudes, tant sur le plan scientifique concernant la plus-value thérapeutique que sur le plan budgétaire dans le cas d’un prix demandé élevé. Une négociation confidentielle entre le titulaire de l’autorisation et le gouvernement peut alors être nécessaire pour négocier un remboursement confidentiel de l’industrie qui en a fait la demande. Ces conventions confidentielles (managed entry agreements, MEA) signifient que le remboursement est par définition temporaire et qu’il devra, dans un second temps, être réévalué. Ces conventions sont conclues tant en Belgique que dans tous les pays voisins ; elles ont pour effet que les prix faciaux affichés diffèrent des dépenses réelles pour un gouvernement effectuant le remboursement (7). Ainsi, lorsque l’on souhaite estimer à partir de quand l’investissement en R&D d’une entreprise est effectivement récupéré, les prix faciaux affichés ne constituent pas nécessairement un bon point de départ. On peut également examiner les revenus déclarés par l’industrie pharmaceutique pour un médicament donné. Celle analyse est expliquée dans la discussion qui suit.
Résumé
Cohortes rétrospectives étudiées
- toutes les nouvelles indications de médicaments oncologiques approuvées par l’EMA entre 1995 et 2020, avec une plus-value thérapeutique sur une échelle catégorielle attribuée par un organisme d’évaluation des technologies de la santé reconnu (Gemeinsamer Bundesausschuss (G-BA), Allemagne ; Agenzia Italiana del Farmaco, Italie ; Haute Autorité de Santé, France) ou par un groupe de recherche établi ou une association scientifique établie (Institute for Clinical and Economic Review (ICER), États-Unis ; European Society of Medical Oncology (ESMO) ; American Society of Clinical Oncology (ASCO) ; Prescrire (bulletins indépendants), France)
- revenus de l’industrie pharmaceutique rendus publics à partir de la première année complète après l’autorisation de mise sur le marché européen par médicament oncologique, recalculés jusqu’en 2020 en dollars américains sur la base des indices des prix à la consommation
- les médicaments de la cohorte mixte, dont les données sur les revenus ont été recueillies pendant au moins trois ans après leur mise sur le marché, ont été retenus pour l’analyse finale
- exclusion des médicaments oncologiques ayant plusieurs indications (car il n’aurait pas été possible de relier les revenus à l’évaluation de la plus-value thérapeutique pour une indication précise) ; analyses de la plus-value thérapeutique non effectuées dans la fenêtre allant d’un an et demi avant l’introduction sur le marché européen à un an et demi après (car le paysage thérapeutique des alternatives pour l’évaluation de la plus-value thérapeutique peut être différent).
Conception de la recherche et mesure des résultats
- l’évaluation de la plus-value thérapeutique par chaque instance consultée a été redéfinie en quatre catégories : négative ou non quantifiable, limitée, substantielle, majeure
- les évaluations de la plus-value thérapeutique publiées par différentes agences n’ont pas été regroupées en une seule évaluation, mais elles ont été liées, en tant qu’évaluations distinctes, aux différents revenus sur lesquels des données étaient recueillies (dans R Studio)
- les revenus de l’industrie pharmaceutique ont été comparés aux dépenses de R&D publiées, soit 684 millions de dollars (avec un intervalle de confiance de 166 millions à 2,06 milliards de dollars), afin de calculer le délai (en années) nécessaire pour atteindre le seuil de rentabilité
- analyses de sous-groupes : association entre le type d’autorisation de mise sur le marché (conditionnelle ou régulière) et la plus-value thérapeutique ; association entre le type d’autorisation de mise sur le marché et le seuil de rentabilité de l’entreprise dans les cinq années suivant l’autorisation de mise sur le marché.
Résultats
- 458 évaluations de la plus-value thérapeutique pour 131 médicaments oncologiques ont montré la répartition suivante de la plus-value thérapeutique : 59 (13%) majeure ; 107 (23%) substantielle ; 103 (23%) mineure ; 189 (41%) négative ou non quantifiable
- les revenus pharmaceutiques ont été publiés pour 109 médicaments ; délai de retour sur investissement médian : 3 ans (1 à 5 ans)
- dans la cohorte mixte, comportant 43 médicaments (149 évaluations de la plus-value thérapeutique), le montant du remboursement en cas d’attribution d’une plus-value thérapeutique plus élevée (substantielle ou majeure) est presque deux fois plus élevé que lorsqu’il n’y a pas de plus-value thérapeutique, mais ce résultat n’est pas significatif
- les analyses de sous-groupes montrent que :
- la probabilité d’une plus-value thérapeutique négative ou non quantifiable est plus élevée pour les autorisations conditionnelles (56/98 ; 57%) que pour les autorisations classiques (124/341 ; 36%) : RR de 1,57 avec IC à 95% de 1,26 à 1,96*
- les revenus qui proviennent des autorisations conditionnelles ne sont pas significativement inférieurs à ceux qui proviennent des autorisations classiques ; toutefois, pour le sous-groupe plus restreint des autorisations conditionnelles, le délai médian de retour sur investissement est de 4 ans, contre 3 ans pour les autorisations classiques.
* Les 19 autres évaluations de la plus-value thérapeutique (sur un total de 458 évaluations de la plus-value thérapeutique : 98 « conditionnelles » + 341 « classiques » + 19 autres) concernent encore un autre type de mise sur le marché, à savoir la procédure EMA exceptionnelle ; non abordé ici.
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que même si les revenus paraissent s’aligner sur la plus-value thérapeutique, l’investissement dans la plupart des médicaments oncologiques est récupéré au cours des premières années suivant leur mise sur le marché, malgré leur faible plus-value thérapeutique. La plus-value thérapeutique est particulièrement limitée dans le cas des autorisations de mise sur le marché conditionnelles accordées sur la base de données probantes moins solides. Les décideurs politiques doivent évaluer si les réglementations et les remboursements actuels favorisent réellement le développement des médicaments les plus efficaces pour les patients dont les besoins sont les plus urgents.
Financement de l’étude
Aucun.
Conflits d’intérêt des auteurs
Aucun.
Discussion
Évaluation de la méthodologie
En raison de la nature rétrospective de cette analyse, un biais de sélection ne peut être exclu. Ainsi, seuls des médicaments n’ayant qu’une indication spécifique ont été sélectionnés. L’analyse finale n’a porté que sur une faible proportion des médicaments oncologiques (43 sur 109). Cela peut avoir eu un effet sur les résultats du retour sur investissement (voir plus loin sous « Évaluation des résultats »). Même si l’investissement en R&D varie d’un médicament à l’autre, les auteurs n’appliquent pas de coûts de R&D spécifiques aux produits. Ils déterminent un montant fixe de R&D par rapport auquel ils évaluent les revenus pharmaceutiques, bien qu’avec un large intervalle de confiance allant de 166 millions à 2,06 milliards de dollars américains par nouveau développement. Selon les auteurs, les estimations utilisées sont conformes aux publications de l’industrie pharmaceutique.
L’approche novatrice des auteurs mérite d’être mentionnée : ils comparent les coûts estimés de R&D pour un médicament oncologique avec les revenus de l’industrie pharmaceutique et non avec les prix des médicaments publiés dans différents pays européens. Cette dernière estimation ne correspond généralement pas aux dépenses réelles des gouvernements (voir l’introduction dans la convention confidentielle (managed entry agreement, MEA)). L’analyse est ainsi commodément dissociée de la discussion sur la transparence limitée des prix affichés des médicaments en Europe.
Évaluation des résultats
Les auteurs ont étudié de nombreux nouveaux médicaments dans le domaine de l’oncologie sur une longue période, mais, dans l’optique de tirer la conclusion la plus simple possible (concernant les revenus pour l’industrie pharmaceutique qui sont liés à une indication spécifique), ils n’ont finalement retenu que 43 médicaments pour l’analyse finale. Cela pourrait éventuellement donner une image déformée de ce qui se passe au niveau budgétaire. Les auteurs eux-mêmes déclarent également que cela les a conduits à ne pas inclure certains médicaments très utilisés qui ont de multiples indications. Ils n’en donnent aucun exemple, mais on ne serait pas surpris d’y compter des anticorps monoclonaux qui, ces dernières années, ont accumulé de nombreuses nouvelles indications en oncologie (ce groupe représente une dépense annuelle brute d’un milliard d’euros sur une dépense totale en médicaments de 6,5 milliards d’euros en Belgique en 2022 (7). Les auteurs, en conséquence, qualifient leur analyse de conservatrice.
Dans le passé, aucune corrélation n’a été établie entre les investissements en R&D de l’industrie pharmaceutique et le prix finalement affiché (8). Cette étude ne montre pas non plus de lien entre la récupération des coûts de R&D et la plus-value thérapeutique attribuée par les organismes d’évaluation des technologies de la santé. En effet, même pour les nouvelles indications en oncologie sans plus-value thérapeutique, la récupération est effectuée au cours des premières années suivant leur mise sur le marché. Pour les autorisations de mise sur le marché conditionnelles ou temporaires en Europe, le seuil de rentabilité dans la cohorte étudiée se situe effectivement un an plus tard que pour les autorisations de mise sur le marché classiques (l’année 4 au lieu de l’année 3). Les auteurs expliquent ce résultat par le fait que les données probantes sont moins solides, ce qui a conduit à une évaluation moins élevée de la valeur dans l’évaluation des technologies de la santé. Plusieurs États membres ont, par conséquent, imposé des conditions de remboursement plus strictes. Le moment de récupération calculé pour ces cas se situe donc lorsqu’on peut commencer à s’attendre à davantage de données probantes et à une réévaluation du médicament. Mais en fait, on peut encore parler ici d’un « rapide » retour sur investissement.
Remarquons aussi que, dans un grand nombre d’évaluations réalisées par les organismes d’évaluation des technologies de la santé interrogés, la qualification attribuée est « plus-value thérapeutique nulle ou non quantifiable ». Cette constatation peut indiquer une qualité douteuse des études pivots pour obtenir l’enregistrement (critères de substitution, risque de biais...) (9). La question se pose donc de savoir si, en cas d’autorisation de mise sur le marché accélérée sur le territoire européen, les preuves nécessaires peuvent finalement être fournies. On peut admettre que les pays européens utilisent le mécanisme d’autorisation de mise sur le marché accélérée et conditionnelle au niveau national pour permettre aux patients d’accéder plus rapidement à des traitements oncologiques coûteux qui répondent à un besoin médical non satisfait, mais il faut toujours se demander dans quelle mesure cette rapidité ne se fait pas au détriment de la sécurité d’emploi et aux dépens des preuves d’une plus-value thérapeutique. Un scénario à éviter absolument à cet égard est le retrait de l’autorisation de mise sur le marché, avec toutes les conséquences que cela implique pour les patients traités.
Cette analyse du retour sur investissement montre donc clairement que, pour une utilisation judicieuse des dépenses publiques, il est important d’établir la distinction entre les médicaments oncologiques véritablement révolutionnaires (avec plus-value thérapeutique) et les autres. Cela peut se faire par le biais d’une évaluation des technologies de la santé et d’une réévaluation en temps utile (10), et il est préférable que cet exercice débute déjà au niveau européen (voir ci-dessous). Enfin, il faut encore préciser que cette étude ne tient pas compte des investissements de la société dans le développement d’un nouveau médicament, comme la recherche universitaire subventionnée. Cette part n’est pas toujours clairement connue, mais, selon certains rapports, elle pourrait être importante (11).
Évolutions dans la pratique
En Belgique, l’INAMI publie depuis 2023 une feuille de route (12) qui rassemble les initiatives de réforme pour les années à venir : méthode d’attribution de la plus-value thérapeutique dans le processus d’évaluation des technologies de la santé, réforme de la procédure d’accès rapide pour les patients (dans un accès équitable précoce et rapide (early and fast equitable access)), incorporation de la voix du patient dans le processus de remboursement, etc.
Au niveau européen, un nouveau règlement (13) entrera en vigueur en 2025 ; en vertu de ce règlement, une partie de la discussion sur l’évaluation des technologies de la santé pour les médicaments oncologiques aura déjà lieu au niveau européen, en étroite consultation avec les États membres : possibilité d’un dialogue précoce entre les organismes d’évaluation des technologies de la santé et le futur titulaire de l’autorisation de mise sur le marché, élaboration d’un PICO « européen » commun pour le nouveau traitement, liste des besoins médicaux non satisfaits en Europe, etc.
Conclusion de Minerva
Cette analyse rétrospective du retour sur investissement, qui a été correctement menée, montre que le délai médian de retour sur investissement pour l’industrie pharmaceutique d’un nouveau médicament oncologique est de 3 à 4 ans après l’autorisation de mise sur le marché européen. Cela concerne aussi les médicaments qui n’ont pas reçu le statut de plus-value thérapeutique de la part des différents organismes d’évaluation des technologies de la santé. Lors de l’interprétation, il faut toutefois tenir compte d’un éventuel biais de sélection pour le choix des médicaments inclus dans l’étude.
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Auteurs
Claus B.
Vakgroep Farmaceutische Analyse, Faculteit Farmaceutische Wetenschappen, UGent; Apotheek, UZ Gent
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.
Glossaire
étude pivotCode
A79
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