Revue d'Evidence-Based Medicine
Acide fusidique pour traiter la conjonctivite?
Minerva 2006 Volume 5 Numéro 9 Page 142 - 144
Professions de santé
Résumé
Contexte
Une conjonctivite infectieuse est une affection fréquente en médecine générale: 15 cas pour 1 000 patients par an 1. Chez les adultes, une conjonctivite infectieuse est moins fréquemment bactérienne que virale alors que c’est l’inverse chez l’enfant 2. Les études concernant l’efficacité de l’application locale d’un antibiotique concernaient toutes la deuxième ligne de soins jusqu’à la publication de l’étude de Rose pour les enfants 3 et celle-ci concernant les adultes.
Population étudiée
L’étude inclut 181 adultes se présentant avec œil rouge et soit un écoulement (muco)purulent, soit des paupières collées, dans une pratique de médecine générale en Hollande. Sont exclus les patients: âgés de moins de 18 ans, avec perte visuelle, avec lentilles de contact, ayant utilisé un antibiotique local ou systémique dans les 2 semaines précédentes, avec érythème ciliaire, traumatisme oculaire ou chirurgie ophtalmique à l’anamnèse.
Protocole d'étude
Etude randomisée, en double aveugle, contrôlée versus placebo, comparant l’efficacité de l’application d’1 goutte, 4 fois par jour, soit d’un gel d’acide fusidique 10mg/g (n=81) soit d’un placebo (larmes artificielles) (n=100). Le médecin traitant complète initialement un questionnaire concernant l’anamnèse des symptômes et des signes observés, les traitements auto-appliqués, et effectue un prélèvement pour culture bactérienne. Le patient complète ensuite, durant une semaine, chaque jour, un questionnaire concernant signes et symptômes. L’analyse est faite par protocole et, d’autre part, en considérant les patients sortis de l’étude comme non guéris.
Mesure des résultats
Le critère de jugement primaire est la différence entre les taux de guérison après sept jours (absence de signes et symptômes objectivés par le praticien). Les critères secondaires sont la différence pour l’éradication bactérienne, les effets indésirables, la durée des symptômes.
Résultats
Dix pour cent des sujets quittent l’étude dans les deux groupes. Il n’y a pas de différence observée entre les groupes pour la durée des symptômes (voir tableau 1). Pour les effets indésirables, le plus fréquemment observé est une sensation de brûlure lors de l’instillation; il n’y a pas d’effet indésirable sérieux observé.
Tableau 1: Résultats cliniques et microbiologiques obtenus, après sept jours, dans le groupe acide fusidique et dans le groupe placebo.
Résultat |
Groupe acide fusidique |
Groupe placebo |
Différence de risque en % (IC à 95%) |
OR (IC à 95%) |
Guérison |
62% |
59% |
2,8 (-13,5 à 18,6) |
|
Guérison après ajustement pour l’âge |
5,3 (-11,0 à 18) |
|||
Effets indésirables |
14% |
3% |
10 (1,6 à 19,1) |
|
Patients avec culture positive |
22,9 (-6,0 à 42,0) |
|||
Résultat microbiologique patients culture positive (n=58) |
2,69 (0,91 - 7,98) |
|||
Résultat microbiologique patients culture négative (n=121) |
0,76 (0,36 - 1,59) |
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent à des taux de guérison semblables pour l’acide fusidique et le placebo, avec un intervalle de confiance cependant trop large pour montrer une équivalence. Ils estiment que ces observations n’étayent pas une prescription courante d’acide fusidique par les médecins généralistes.
Financement
Nederlands Huisartsen Genootschap (NHG).
Conflits d’intérêts
Aucun n’est rapporté.
Discussion
Considérations sur la méthodologie
Le protocole de cette analyse est correct, le double aveugle correctement réalisé. Les caractéristiques initiales des patients sont quelque peu différentes selon les groupes pour l’âge, le sexe, une anamnèse de conjonctivite infectieuse, la sensation de corps étranger et l’atteinte des deux yeux. L’âge paraissant un facteur confondant, une analyse de régression est faite en fonction de ce facteur. Les groupes sont inégaux pour le nombre de sujets inclus en fonction de la méthode de randomisation (non par blocs); les auteurs estiment que cette constatation nuit à la précision de leur étude mais non à sa validité. Seuls 32% des cultures initiales se sont révélées positives au point de vue bactériologique mais les auteurs notent 66% de résistance des germes à l’acide fusidique, résistance cependant estimée sur la concentration minimale inhibitrice (CMI) dans le sérum! Les auteurs documentent le fait que l’acide fusidique est aussi efficace que d’autres antibiotiques ophtalmiques même en cas de résistance (évaluée comme décrit ci-dessus). Ils concluent à une inadéquation des tests habituels de sensibilité pour juger de l’efficacité clinique. Il n’est pas certain non plus que le taux important de guérison dans le groupe placebo (59%) ne soit pas influencé par l’instillation des larmes artificielles. Un groupe sans traitement aurait été fort utile pour une comparaison. Nous estimons donc que des études dans d’autres populations (avec des taux de résistance différents?) et avec différents comparateurs, y compris une abstention thérapeutique (étude pragmatique), sont indispensables.
Autres études effectuées
Une étude récemment publiée 3 concernait des enfants âgés de six mois à douze ans avec diagnostic de conjonctivite en médecine générale. Un taux de guérison clinique de 86% était observé dans un groupe recevant un collyre de chloramphénicol et de 79% dans le groupe placebo, soit une différence de 7,4% non significative (IC à 95% de -0,9% à 15,6%). La différence était également non significative pour les enfants avec infection bactérienne prouvée. Sheikh et collaborateurs ont récemment remis à jour leur méta-analyse concernant l’efficacité des antibiotiques topiques dans la conjonctivite (supposée) bactérienne 4 en y incluant les résultats de l’étude de Rose et ceux de l’étude de Rietveld (voir tableau 2). Sheikh et collaborateurs concluent que les études en première ligne de soins récentes (Rose, Rietveld) confirment les données d’étude en seconde ligne de soins: efficacité limitée des antibiotiques pour le traitement des infections bactériennes aiguës (avantage clinique marginal aux jours six à dix) malgré un avantage bactériologique. Le risque de non traitement de cette affection auto-limitante n’est pas connu.
Dans Clinical Evidence 2, Epling et Smucny font une distinction pour la solidité de preuve d’un traitement antibiotique suivant que la conjonctivite est prouvée bactérienne ou non. Les deux études plus récentes, réalisées en pratique générale et non reprises dans Clinical Evidence, infirment cette hypothèse. L’étude de Rose ne montre pas de différence pour les résultats cliniques en considérant uniquement les cultures positives (85% pour celles-ci vs 80% si culture négative, différence de 4,6% (-5,1 à 14,2)), ni pour les résultats microbiologiques (65% vs 55%, différence de 9,6% (-2,5 à 21,7%)). Pour Rietveld, pas de différence non plus (voir plus haut).
Tableau 2: Résultats des méta-analyses des études sur les antibiotiques topiques dans la conjonctivite bactérienne.
Rémission |
RR |
IC à 95% |
Rémission clinique 2-5 jours |
2,20 |
1,19 - 4,06 |
Rémission clinique 6-10 jours |
1,11 |
1,02 - 1,21 |
Rémission bactériologique 2-5 jours |
1,77 |
1,23 - 2,54 |
Rémission bactériologique 6-10 jours |
1,56 |
1,17 - 2,09 |
Pour la pratique, en médecine générale
Le premier problème est de savoir s’il s’agit d’une conjonctivite probablement bactérienne ou non. La probabilité d'une conjonctivite bactérienne peut être estimée à l'aide de trois questions: un seul oeil collé le matin renforce le diagnostic; une anamnèse de conjonctivite infectieuse ou la présence d’un prurit oculaire réduisent les chances de conjonctivite bactérienne 5.
Pour le traitement d’une conjonctivite supposée bactérienne, les antibiotiques évalués ne se révèlent pas efficaces (chloramphénicol chez l’enfant) ou très peu efficaces (acide fusidique chez l’adulte) mais dans un contexte de résistance et avec un placebo peut-être actif dans ce dernier cas. Il nous semble plus prudent d’attendre d’autres études pour conclure de manière plus générale à l’absence d’efficacité significative de l’acide fusidique pour traiter une conjonctivite bactérienne.
Conclusion
Cette étude ne montre aucun bénéfice de l’instillation d’acide fusidique en cas de conjonctivite infectieuse (supposée bactérienne) par rapport à un placebo, chez des adultes. Nous ne disposons pas de signes cliniques certains pour déterminer l’origine bactérienne ou virale d’une conjonctivite. Cette limite est sans conséquence pour le traitement, aucune étude en première ligne de soins ne montrant l’utilité de l’application d’antibiotiques locaux dans cette affection auto-limitante, qu’elle soit bactérienne ou non.
Références
- Okkes IM, Oskam SK, Lamberts H. Van klacht naar diagnose. Episodegegevens uit de huisartspraktijk. Bussum: Coutinho, 1998.
- Epling J, Smucny J. Bacterial conjunctivitis. Clin Evid 2006;15:895-9.
- Rose PW, Harnden A, Brueggemann AB et al. Chloramphenicol treatment for acute infective conjunctivitis in children in primary care: a randomised double-blind placebo-controlled trial. Lancet 2005;366:37-43.
- Sheikh A, Hurwitz B. Topical antibiotics for acute bacterial conjunctivitis: Cochrane systematic review and meta-analysis update. Br J Gen Pract 2005;55:962-4.
- De Sutter A. Diagnostic clinique de la conjonctivite bactérienne. MinervaF 2006;5(1):2-3.
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