Revue d'Evidence-Based Medicine
L’aspirine en prévention secondaire des thromboembolies veineuses ?
Texte sous la responsabilité de la rédaction francophone
Contexte
Contrairement aux patients ayant présenté un épisode de TEV à cause de facteurs de risque identifiés et réversibles, chez qui une anticoagulation de 3 mois est recommandée (1), les patients avec une TEV non provoquée conservent un risque élevé de récidive après l’arrêt de l’anticoagulant – d’environ 10% par année (2,3). Chez ces patients, un traitement au long cours avec un antagoniste de la vitamine K (AVK) est efficace mais présente plusieurs inconvénients, entre autres un risque hémorragique et des contrôles sanguins réguliers (INR). La poursuite du traitement avec l’aspirine plutôt qu’un AVK pourrait donc être une option intéressante.
Résumé de l’étude
Population étudiée
- 822 patients âgés d’au moins 18 ans (moyenne de 54 ans) ayant eu un premier épisode non provoqué de TVP ou d’embolie pulmonaire (EP) documenté, traités par anticoagulant durant 6 semaines à 24 mois ; TEV non provoquée définie sur base d’une absence des facteurs de risque suivants dans les 2 mois précédents : immobilisation >1 semaine, chirurgie majeure, traumatisme avec plâtre, grossesse ou période post-partum, contraception orale ou traitement hormonal de substitution ; 54% d’hommes, 36% des patients avec un IMC ≥30 kg/m²
- critères d’exclusion : premier épisode TEV >2 ans ; indication ou contre-indication à l’utilisation de l’aspirine, d’un autre antiplaquettaire ou d’un AINS ; indication d’une anticoagulation; espérance de vie <6 mois ; saignement actif ou risque élevé de saignement ; non observance thérapeutique.
Protocole d’étude
- étude randomisée, en double aveugle, contrôlée versus placebo, multicentrique et internationale (5 pays, 3 continents)
- intervention : soit aspirine avec enrobage gastro-résistant 100 mg/j (n=411) soit 1 placebo (n=411) pour une durée comprise entre 2 et 4 ans (médiane de 37,2 mois)
- en cours d’étude, vu un trop faible recrutement, planification d’une méta-analyse avec les résultats de l‘étude WARFASA, comme prévu dans le protocole initial (4).
Mesure des résultats
- critère de jugement primaire composite : récidive de TEV (TVP, EP fatale et non-fatale)
- critères de jugement secondaires composites :
- évènements vasculaires majeurs (TVP, infarctus du myocarde (IM), AVC ou décès d’origine cardio-vasculaire)
- bénéfice clinique net : TEV, infarctus du myocarde, AVC, saignement majeur ou non majeur mais cliniquement pertinent, mortalité globale
- critère de jugement primaire de sécurité : saignements majeurs ou saignements non majeurs mais cliniquement pertinents (définis selon les critères de l’ISTH)
- analyse en ITT et par protocole.
Résultats
- sorties d’étude : 32% (placebo) et 28% (aspirine) ; non-observance thérapeutique : 22%
- critères d’efficacité primaires et secondaires : voir tableau
- analyse par protocole (médicament pris) pour le critère d’efficacité primaire : HR de 0,65 avec IC à 95% de 0,44 à 0,96, p=0,03
- critère primaire de sécurité : voir tableau
- méta-analyse ASPIRE et WARFASA pour le critère primaire d’efficacité : HR de 0,68 avec IC à 95% de 0,51 à 0,90, p=0,007, NST de 18 (IC à 95% de 11 à 89) ; plus d’évènements vasculaires majeurs sous placebo (HR de 0,66, IC à 95% de 0,51 à 0,86, p=0,002), pas de différence significative pour les saignements cliniquement pertinents.
Tableau. Résultats pour l’incidence des critères de jugement primaires et secondaires d’efficacité et primaire de sécurité pour les groupes aspirine versus placebo dans l’étude ASPIRE ; résultats en incidence %/an, avec HR (IC à 95 %) et valeur p.
Aspirine %/an |
Placebo %/an |
HR (IC à 95%) ; valeur p |
|
Efficacité : critère primaire* |
4,8 |
6,5 |
0,74 (0,52 à 1,05) ; 0,09 |
Efficacité évènements vasculaires |
5,2 |
8,0 |
0,66 (0,48 à 0,92) ; 0,01 |
Efficacité bénéfice clinique net |
6,0 |
9,0 |
0,67 (0,49 à 0,91) ; 0,01 |
Sécurité : critère primaire |
1,1 |
0,6 |
1,73 (0,72 à 4,11) ; 0,22 |
* en ITT
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que l’aspirine, comparée au placebo, ne réduit pas de façon statistiquement significative le taux de récidive de TEV mais bien celui des évènements vasculaires majeurs et qu’elle améliore ainsi le bénéfice clinique net. Ces résultats corroborent des preuves plus anciennes d’un bénéfice thérapeutique de l’aspirine administrée à des patients après un traitement anticoagulant initial pour un premier épisode de thromboembolie veineuse non provoquée.
Financement de l’étude
Conseil Australien de Santé Nationale et Recherche Médicale, Conseil Néo-Zélandais de Recherche pour la Santé, Société de Thrombose et Hémostase Australienne, Fondation Cardiaque Australienne et Bayer HealthCare.
Conflits d’intérêt des auteurs
Plusieurs auteurs ont reçu des honoraires de différentes firmes.
Discussion
Considérations sur la méthodologie
La méthodologie répond aux exigences requises : randomisation via un système central sur le web, double aveugle, analyse en intention de traiter, étude multicentrique et internationale. Bien que les critères de jugement primaires, secondaires et de sécurité soient composites, ce sont des critères forts qui forment une entité clinique cohérente. Cependant, le nombre de patients recrutés est relativement faible : 822 patients inclus sur une période de 8 ans comparés aux 3 000 patients prévus initialement pour obtenir une puissance de 90% (pour détecter une diminution relative de 30% dans l’incidence des TEV avec l’aspirine, sur la base d’une incidence annuelle de TEV de 7% sous placebo). Pour pallier à ce manque de puissance, les auteurs avaient planifié, si nécessaire, la sommation des résultats de l’étude ASPIRE avec ceux de l’étude WARFASA (403 patients inclus). La similitude des protocoles le permettait et une analyse d’hétérogénéité a été réalisée pour confirmer l’homogénéité des populations étudiées. Soulignons également un taux de sortie d’étude fort important nuisant à l’interprétation des données.
Mise en perspective des résultats
La pertinence clinique de la question ayant mené à l’étude est indiscutable. Cependant, la population incluse est assez ciblée en ce sens que ce sont des patients qui n’ont pas d’autre indication de recevoir l’aspirine et qui ne présentent pas les facteurs de risques habituels de TEV. Cette sélectivité explique peut-être les difficultés liées au recrutement rencontrées par les chercheurs. Les résultats, s’ils sont intéressants, ne pourraient être appliqués qu’à une faible proportion de patients.
Nous avons déjà abordé dans la revue Minerva l’intérêt de l’aspirine dans la prévention cardiovasculaire (5), mais jamais dans le cadre précis de la prévention thromboembolique veineuse. La place de l’aspirine dans la prévention des évènements thromboemboliques d’origine veineuse a pourtant déjà fait l’objet de plusieurs études. L’Antiplatelet Trialists’ Collaboration (6) et plus récemment l’étude PEP (7) ont montré que, suite à une TEV secondaire à une chirurgie orthopédique ou à certains facteurs médicaux, par exemple une immobilisation, l’aspirine réduisait le risque de récidive de 30 à 40%.
L’étude ASPIRE ici analysée ne nous apporte pas d’éléments probants : absence de différence pour le critère primaire composite, les résultats (favorables) pour les critères secondaires étant hypothétiques et à vérifier. Cette étude, comme nous l’avons précisé, manque de puissance par difficulté de recrutement malgré son caractère international. Cela signifie-t-il que l’indication d’un traitement prolongé post TEV non provoquée (par aspirine, ou anticoagulant) après un traitement anticoagulant initial est peu envisagée par les cliniciens ? En s’apercevant qu’ils n’atteindraient pas, faute d’un recrutement convenable, une puissance d’étude suffisante, les auteurs de l’étude ASPIRE ont décidé, comme prévu dans le protocole initial, d’effectuer une méta-analyse de leurs résultats avec ceux de l’étude WARFASA, non terminée lors de leur décision. La sommation des résultats de l’étude ASPIRE avec ceux de l’étude WARFASA montre une diminution statistiquement significative du risque de récidive de TEV avec un RRR de 28%, une RAR de 5,3% et un NST de 18 (IC à 95% de 11 à 89) sur la durée totale des 2 études (durée médiane de 24 mois dans l’étude WARFASA avec 8% de sorties d’étude, de 37 mois dans l’étude ASPIRE). L’observation d’une différence significative avec 403 patients randomisés dans l’étude WARFASA et d’une absence de différence significative avec 822 patients dans l’étude ASPIRE est assez interpellante. Les intervalles de confiance sont larges dans les 2 études, ainsi que dans la méta-analyse, indiquant un manque de précision. Notons aussi l’importante différence d’incidence de récidive dans les groupes placebo des 2 études : 11,2% par an dans l’étude WARFASA, 6,5% par an dans l’étude ASPIRE. Dans l’étude WARFASA, la population est en moyenne plus âgée (62 ans au lieu de 55) et il y a davantage d’hommes et d’embolies pulmonaires initiales. Les populations de ces 2 études ne sont donc pas strictement homogènes.
Malgré ces résultats peut-être prometteurs, de nombreuses autres questions restent sans réponse. La durée optimale d’utilisation de l’aspirine n’est pas connue, tout comme le délai entre l’arrêt de l’anticoagulant et l’instauration de l’aspirine. Dans l’étude ASPIRE, ce délai présentait une médiane de 7 jours. Il serait également intéressant de pouvoir sélectionner le traitement le plus adéquat (aspirine, poursuite de l’antagoniste de la vitamine K ou prise ou poursuite d’un inhibiteur du facteur Xa, nouvel anticoagulant oral, pas de traitement) sur la base d’une évaluation individuelle du rapport bénéfice - risque, ce qui n’est pas encore possible à l’heure actuelle.
Conclusion de Minerva
L’étude ASPIRE ne montre pas d’efficacité de la prise d’aspirine, après un traitement anticoagulant initial durant 6 semaines à 24 mois, en prévention de la récidive d’une thromboembolie veineuse non provoquée. La sommation de ces résultats avec ceux d’une autre étude (étude WARFASA) montre des résultats favorables mais les populations de ces 2 études ne sont pas strictement homogènes, ni les durées ni sorties d’étude.
Pour la pratique
Le guide de pratique international le plus récent (2012) (1) recommande un traitement anticoagulant d’une durée de 3 mois en cas de thromboembolie veineuse. Chez des patients sans facteur de risque réversible, une incidence de récidive de 6 à 10% par an (4) ou de 40% à 5 ans (3) est observée. Un traitement antithrombotique pourrait être utile. Les données actuelles de la littérature, comme cette étude-ci, ne permettent actuellement pas d’évaluer comparativement l’intérêt de l’absence de traitement ou de l’administration d’aspirine, d’un antagoniste de la vitamine K ou d’un nouvel anticoagulant oral.
Références
- Kearon C, AkL EA, Comerota AJ, et al; American College of Chest Physicians. Antithrombotic therapy for VTE Disease: Antithrombotic Therapy and Prevention of Thrombosis, 9th ed: American College of Chest Physicians Evidence-Based Clinical Practice Guidelines. Chest 2012;141(2Suppl):e419S-494S
- Prandoni P, Lensing AW, Cogo A, et al. The long-term clinical course of acute deep venous thrombosis. Ann Intern Med 1996;125:1-7.
- Prandoni P, Noventa F, Ghirarduzzi A, et al. The risk of recurrent venous thromboembolism after discontinuing anticoagulation in patients with acute proximal deep vein thrombosis or pulmonary embolism. A prospective cohort study in 1,626 patients. Haematologica 2007;92:199-205.
- Becattini C, Agnelli G, Schenone A, et al; WARFASA Investigators. Aspirin for preventing the recurrence of venous thromboembolism. N Engl J Med 2012;366:1959-65.
- Chevalier P. Aucun intérêt de l’aspirine en prévention primaire ? MinervaF 2012;11(3):28-9.
- Antiplatelet Trialists’ Collaboration. Collaborative overview of randomized trials of antiplatelet therapy-III: Reduction in venous thrombosis and pulmonary embolism by antiplatelet prophylaxis among surgical and medical patient. BMJ 1994;308:235-46.
- Pulmonary Embolism Prevention (PEP) Trial Collaborative Group. Prevention of pulmonary embolism and deep vein thrombosis with low dose aspirin: Pulmonary Embolism Prevention trial (PEP). Lancet 2000;355:1295-302.
Auteurs
Larock A-S.
Université Catholique de Louvain, CHU UCL Mont-Godinne Dinant ; Namur Thrombosis and Hemostatis Research Center
COI :
Spinewine A.
Université Catholique de Louvain, (a) Louvain Drug Research Institute, Clinical Pharmacy Research Group, (b) CHU UCL Namur, site Godinne, service de pharmacie clinique
COI :
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