Analyse
Chimioprévention après traitement curatif d’un cancer colorectal ?
La revue Minerva (1) a présenté en 2013 une analyse brève d’une synthèse méthodique (2) montrant l’intérêt de l’aspirine en administration prolongée (au moins 3 ans) utilisée pour la prévention cardiovasculaire primaire ou secondaire, dans la prévention de certains cancers et aussi d’adénocarcinomes métastasés, notamment colorectaux. La revue Prescrire (3) a fait la même année une synthèse de la littérature sur le rôle de l’aspirine en chimioprévention du cancer colorectal. Il n’y a pas d’études testant directement la question, les données existantes dérivent des études réalisées en prévention cardiovasculaire. S’il existe un effet préventif, probablement modeste, il vaut toutefois mieux s’abstenir de prescrire l’aspirine dans cette indication en raison des effets indésirables, notamment hémorragiques.
Le patient traité pour un adénome ou un adénocarcinome colorectal constitue un groupe particulier plus à risque de récidive ou de deuxième tumeur et il est actuellement recommandé de suivre ces patients par colonoscopie systématique tous les 3 à 5 ans (4).
Des auteurs étatsuniens ont réalisé une synthèse méthodique sur l’efficacité de la chimioprévention dans ce contexte plus à risque (5). Une des justifications de ce travail est la mauvaise adhérence de la population à la colonoscopie de dépistage et donc la recherche d’autres méthodes de prévention de cette maladie. L’efficacité de ce dépistage à partir de recherche de sang occulte dans les selles a fait l’objet de commentaires dans Minerva (6-9).
Les auteurs ont recensé 14 études randomisées (RCTs), en double aveugle, et toutes avec un bras placebo, comparant 10 approches différentes : aspirine à haute (≥ 300 mg/jour) ou faible (≤ 160 mg/jour) dose, anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) autres que l’aspirine (célécoxib et sulindac), acide folique, calcium, vitamine D et différentes combinaisons. Ces 14 RCTs conduites de 1999 à 2015 ont inclus 12234 participants (de 194 à 2059 patients par étude) déjà traités de façon curative pour une tumeur colique. Le critère primaire d’efficacité de la méta-analyse était la prévention d’un cancer colique métachrone dit avancé (selon les critères des auteurs : composante villeuse, dysplasie de haut grade ou sévère et/ou cancer) détectable par colonoscopie dans les 3 à 5 ans. Le critère primaire de sécurité était le risque d’effet indésirable grave.
Dans les bras placebo, le risque médian de développer un cancer colique métachrone* dit avancé ou de tout type a été évalué à respectivement 9,1 et 43,4%.
La réduction du risque pour un cancer métachrone avancé dans les méta-analyses pairées placebo-intervention a été de 0,38 (avec ICr à 95% de 0,26 à 0,56) pour les AINS autres que l’aspirine.
Pour tout type de cancer métachrone, le risque était significativement réduit pour les AINS autre que l’aspirine (OR de 0,41 avec ICr à 95% de 0,29 à 0,58), le calcium seul (OR de 0,69 avec ICr à 95% de 0,59 à 0,82) ou en combinaison avec la vitamine D (OR de 0,73 avec ICr à 95% de 0,56 à 0,94). Il était de 0,77 (avec ICr à 95% de 0,58 à 1,01) pour l’aspirine à faible dose.
Les AINS autres que l’aspirine ainsi que le calcium ont été associés à un risque accru d’effets indésirables sérieux.
La méta-analyse en réseau suggère que pour la prévention des cancers avancés, versus placebo, les AINS autres que l’aspirine sont les plus efficaces (OR de 0,37 avec ICr à 95% de 0,24 à 0,53) suivi par l’aspirine à faible dose (OR de 0,71 avec ICr à 95% de 0,41 à 1,23), l’association aspirine + acide folique (OR de 0,73 avec ICr à 95% de 0,43 à 1,19), la triple association aspirine + calcium + vitamine D (OR de 0,71 avec ICr à 95% de 0,18 à 2,49) et l’aspirine à haute dose (OR de 0,81 avec ICr à 95% de 0,50 à 1,28).
Pour la prévention de tout type de cancer colique métachrone, les résultats vont dans le même sens avec une diminution du risque à 0,44 (avec ICr à 95% de 0,31 à 0,55) pour les AINS hors aspirine, suivi par le calcium (OR de 0,68 avec ICr à 95% de 0,52 à 0,88), l’aspirine à faible dose (OR de 0,69 avec ICr à 95% de 0,49 à 0,95), l’association calcium + vitamine D (OR de 0,71 avec ICr à 95% de 0,47 à 1,06) et la combinaison aspirine + acide folique (OR de 0,74 avec ICr à 95% de 0,52 à 1,03).
En termes d’effets indésirables, le calcium est le plus mal classé (OR de 1,38 avec ICr à 95% de 1,07 à 1,89), suivi par les AINS hors aspirine (OR de 1,23 avec ICr à 95% de 0,95 à 1,64).
Les auteurs concluent que les AINS hors aspirine sont les plus efficaces avant l’aspirine à faible dose pour prévenir la survenue d’un cancer colique dit avancé dans un contexte d’un premier cancer traité curativement. C’est cependant l’aspirine à faible dose qui a le meilleur rapport bénéfice/risque. Il faut cependant garder à l’esprit que le nombre d’études randomisées par modalité thérapeutique est petite. Par exemple, il y en a 3 pour les AINS hors aspirine dont 2 avec un coxib, le célécoxib, classe de médicaments non recommandées en raison de ses effets cardiovasculaires toxiques (10). De plus, une méta-analyse très récente d’auteurs chinois (11) suggèrerait que pour l’aspirine, l’effet bénéfique ne s’observerait que chez les asiatiques et non les caucasiens, résultats à nuancer encore selon la durée de l’exposition. Il pourrait donc y avoir un effet ethnique qu’il conviendrait d’étudier par des essais ad hoc.
Conclusion
Cette méta-analyse en réseau de méthodologie correcte suggère une certaine efficacité pour les AINS, notamment autre que l’aspirine, dans la prévention secondaire en cas de première tumeur colique traitée curativement. Ces résultats doivent être confirmés. Dans l’état actuel de nos connaissances, il convient de continuer l’aspirine à faible dose chez ce type de patients si elle a été prescrite en prévention cardiovasculaire secondaire.
Pour la pratique
À notre connaissance, aucun guide de pratique clinique ne propose une chimioprévention systématique à base d’aspirine ou d’AINS (autre que aspirine) d’un cancer, les résultats disponibles n’étant pas assez fiables et demandant confirmation ultérieure. La méta-analyse de Dulai et al. cible des patients à risque de deuxième tumeur ou de récidive après un cancer colorectal traité de façon curative. Une certaine efficacité des AINS (autre que l’aspirine) est observée mais ces résultats demandent confirmation afin de pouvoir établir une balance bénéfice/risque correcte, avant de pouvoir recommander une telle approche systématique dans cette population ciblée.
* Métachrone : qui apparait à différents moments après la résection de la tumeur initiale
- La rédaction Minerva. Aspirine en prévention de certains cancers (avec métastases) ? Minerva bref 28/01/2013.
- Algra AM, Rothwell PM. Effects of regular aspirin on long-term cancer incidence and metastasis: a systematic comparison of evidence from observational studies versus randomised trials. Lancet Oncol 2012;13:518-27. DOI: 10.1016/S1470-2045(12)70112-2
- Prescrire Rédaction. Prévention du cancer colorectal et aspirine. Des bénéfices incertains, des risques avérés. Rev Prescrire 2013;33:759-61.
- Labianca R, Nordlinger B, Beretta GD, et al; ESMO Guidelines Working Group. Early colon cancer: ESMO Clinical Practice Guidelines for diagnosis, treatment and follow-up. Ann Oncol 2013;24(suppl 6):vi64-vi72. DOI: 10.1093/annonc/mdt354
- Dulai PS, Singh S, Marquez E, et al. Chemoprevention of colorectal cancer in individuals with previous colorectal neoplasia: systematic review and network meta-analysis. BMJ 2016,355;i6188. DOI: 10.1136/bmj.i6188
- Verstraete B. Dépistage du cancer colorectal par test immunologique de détection du sang occulte sur les selles : efficace en pratique ? Minerva bref 18/11/2015.
- Zorzi M, Fedeli U, Schievano E, et al. Impact on colorectal cancer mortality of screening programmes based on the faecal immunochemical test. Gut 2015;64:784-90. DOI: 10.1136/gutjnl-2014-307508
- Chevalier P. Dépistage du cancer du côlon : quelle méthode est la plus acceptable et donc mieux réalisée ? Minerva bref 28/09/2012.
- Quintero E, Castells A, Bujanda L, et al; COLONPREV Study Investigators. Colonoscopy versus fecal immunochemical testing in colorectal-cancer screening. N Engl J Med 2012;366:697-706. DOI: 10.1056/NEJMoa1108895
- Prescrire Rédaction. AINS et troubles cardiovasculaires graves : surtout les coxibs et le diclofénac. Rev Prescrire 2015;35:748-50.
- Zhao TY, Tu J, Wang Y, et al. The efficacy of aspirin in preventing the recurrence of colorectal adenoma: a renewed meta-analysis of randomized trials. Asian Pac J Cancer Prev 2016;17:2711-7. DOI: 10.7314/APJCP.2016.17.5.2711
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