Analyse


La restriction sodée est-elle utile en cas d’insuffisance cardiaque ?


18 05 2022

Professions de santé

Diététicien, Médecin généraliste, Pharmacien
Analyse de
Ezekowitz JA, Colin-Ramirez E, Ross H, et al. Reduction of dietary sodium to less than 100 mmol in heart failure (SODIUM-HF): an international, open-label, randomised, controlled trial. Lancet 2022;399:1391-1400. DOI: 10.1016/S0140-6736(22)00369-5


Question clinique
Chez les patients atteints d’insuffisance cardiaque chronique, une réduction de la consommation alimentaire de sodium à moins de 1500 mg/j (ou < 100 nmol/j), par comparaison avec un apport normal en sel, entraîne-t-elle une diminution de la mortalité toutes causes confondues ou des visites aux urgences ou des hospitalisations pour événement cardiovasculaire ?


Conclusion
Cette RCT en ouvert, qui a été correctement menée d’un point de vue méthodologique, avec un suivi d’un an, n’a montré aucune réduction de la mortalité toutes causes confondues et du nombre d’hospitalisations ou de visites aux urgences pour insuffisance cardiaque avec une restriction alimentaire en sel (sodium) par comparaison avec un régime alimentaire normal chez des patients ambulatoires atteints d’insuffisance cardiaque chronique. Cependant, étant donné que la taille d’échantillon proposée n’a pas été atteinte et que la différence calculée de consommation de sodium entre le groupe intervention et le groupe témoin était limitée, l’étude n’a pas suffisamment de puissance pour permettre de tirer des conclusions définitives. Nous attendons les résultats d’autres RCTs en cours pour confirmer ou modifier les guides de pratique clinique si nécessaire.



Contexte

La question de savoir si la restriction alimentaire en sel est recommandée au niveau de la population pour la prévention des maladies cardiovasculaires reste controversée depuis la publication d’une synthèse méthodique avec méta-analyse de la Cochrane en 2011 (1,2). Une autre synthèse méthodique avec méta-analyse, publiée en 2012 et qui a aussi fait l’objet d’une discussion dans Minerva (3,4), avait montré que la restriction sodée chez les patients souffrant d’insuffisance cardiaque entraînait une augmentation statistiquement significative de la mortalité toutes causes confondues, de la mort subite et de la mort par insuffisance cardiaque. En conclusion, nous avions suggéré de conseiller une consommation normale de sel chez les patients souffrant d’insuffisance cardiaque, en attendant de nouvelles recherches. MAIS, par la suite, il est apparu que des problèmes se posaient du fait que l’intégrité des données de cette synthèse méthodique était compromise, et l’article a été supprimé (5) ! Une synthèse méthodique avec méta-analyse de la Cochrane publiée en 2020 concernant l’effet de la restriction sodée sur la tension artérielle a observé des changements dans les taux sériques de certaines hormones homéostatiques et orthosympathiques, mais la conception de l’étude ne prévoyait pas de lien clinique avec l’insuffisance cardiaque (6,7). On peut donc affirmer que la restriction sodée a une réelle influence sur le système rénine-angiotensine-aldostérone (système RAAS), mais on n’en connaît pas les éventuelles conséquences cliniques chez les insuffisants cardiaques. Il y a donc un besoin criant d’études randomisées contrôlées (randomized controlled trial, RCT) bien conçues pour soutenir l’hypothèse « historique » selon laquelle les résultats cliniques des patients souffrant d’insuffisance cardiaque peuvent être améliorés en traitant la rétention hydrique par une restriction sodée (8).

 

Résumé

 

Population étudiée

  • recrutement de participants ambulatoires dans 26 centres, tant en première ligne que dans les services hospitaliers (spécialisés), répartis dans six pays (Australie, Canada, Chili, Colombie, Mexique et Nouvelle-Zélande)
  • critères d’inclusion : patients âgés d’au moins 18 ans atteints d’insuffisance cardiaque chronique de classe NYHA II à III, contrôlés de manière optimale avec les médicaments recommandés
  • critères d’exclusion : apport en sodium < 1500 mg par jour, concentration sérique en sodium < 130 mmol/l, DFGe < 20 ml/min/1,73 m², patients sous dialyse, hospitalisation pour cause cardiovasculaire au cours du dernier mois
  • finalement, 806 patients ont été inclus ; l’âge médian était de 67 ans (écart interquartile (IQR) de 58 à 74 ans), 33% étaient des femmes, l’insuffisance cardiaque était présente depuis au moins 1 an chez 68%, et 33% avaient été hospitalisés pour exacerbation d’insuffisance cardiaque au cours de l’année précédant la randomisation ; la fraction d’éjection médiane était de 36% (IQR de 27 à 49) ; chez 325 participants pour qui l’on disposait du taux de peptide natriurétique de type B (BNP) dans les 90 jours précédant l’inclusion, la concentration médiane de BNP était de 197 pg/ml (IQR de 83 à 492), et la concentration médiane de pro-BNP N-terminal était de 801 µg/ml (IQR de 335 à 1 552) ; 81% des participants prenaient un inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (IEC), un sartan ou l’association sacubitril/valsartan, 87% un bêta-bloquant, et 57% un antagoniste de l’aldostérone.

 

Protocole d’étude

RCT internationale, multicentrique, menée en ouvert (mesure de l’effet en aveugle)

  • avec deux bras d’étude :
    • groupe intervention (n = 397) : restriction alimentaire en sodium avec un apport cible < 1500 mg/jour ; les participants ont reçu une série de menus quotidiens adaptés à leurs besoins énergétiques, à leurs habitudes culturelles et à leur apport habituel en sel, normocaloriques avec 15-20% de protéines, 50-55% de glucides et 7% de graisses saturées ; l’intervention a été appuyée sur le plan comportemental par des diététicien(ne)s, des médecins et du personnel infirmier qui avaient suivi une formation
    • groupe témoin (n = 409) : régime « normal » avec des conseils généraux sur la restriction de sodium
  • durée de l’étude : 12 mois avec des visites de suivi à 6 et 12 mois et également à 3 et 9 mois dans le groupe intervention pour évaluer l’observance
  • l’apport en sodium a été calculé sur la base d’un journal nutritionnel de 3 jours (avec au moins 1 jour de week-end) analysé à l’aide d’un programme informatique par du personnel formé.

 

Mesure des résultats

  • critère de jugement principal : critère composite combinant l’hospitalisation et la consultation d’urgence à l’hôpital pour événement cardiovasculaire et mortalité globale à 12 mois
  • critères de jugement secondaires : délai d’apparition de chaque composant individuel dans le critère d’évaluation principal à 12 mois, qualité de vie (selon le questionnaire KCCQ), modification du test de marche de 6 minutes et modification de la classe NYHA à 12 mois
  • analyse en intention de traiter.

 

Résultats

  • après 12 mois, l’apport en sodium a diminué, passant de 2286 mg/jour (IQR de 1653 à 3005) à 1658 mg/jour (IQR de 1301 à 2189) (-28%) dans le groupe intervention et passant de 2119 mg/jour (IQR de 1673 à 2804) à 2073 mg/jour (IQR de 1541 à 2900) dans le groupe témoin (-4%) ; médiane de 415 mg/jour (p < 0,0001) pour la diminution de la consommation de sodium dans le groupe intervention
  • après 12 mois, le critère d’évaluation principal s’est produit chez 60 participants (soit 15%) du groupe intervention et chez 70 participants (soit 17%) du groupe témoin (HR de 0,89 avec IC à 95% de 0,61 à 1,26 ; p = 0,53)
  • pour les composants individuels du critère de jugement principal, aucune différence statistiquement significative n’a pu être établie entre les deux groupes
  • légère amélioration statistiquement significative de la qualité de vie dans le groupe intervention par rapport au groupe témoin
  • il n’y avait pas de différence statistiquement significative entre les deux groupes quant au test de marche de six minutes
  • dans le groupe intervention, il y avait une probabilité d’amélioration statistiquement plus grande avec une classe NYHA par comparaison avec le groupe témoin (OR de 0,59 avec IC à 95% de 0,40 à 0,86 ; p = 0,0061).

 

Conclusion des auteurs

Chez les patients ambulatoires atteints d’insuffisance cardiaque, la réduction de l’apport en sodium n’entraîne pas de diminution des événements cliniques.

 

Financement de l’étude

Ce travail a été soutenu par plusieurs fonds du NHS NIHR.

 

Conflits d’intérêts des auteurs

Tous les auteurs ont déclaré avoir reçu des fonds du National Health Service (NHS).

National Institute of Health Research School for Primary Care Research pour mener des recherches indépendantes. Aucun autre intérêt n'a été signalé.

 

Discussion

Évaluation de la méthodologie

Il s’agit d’une RCT multicentrique qui a été correctement menée d’un point de vue méthodologique. La randomisation par blocs variables a été effectuée de manière centralisée par un chercheur indépendant. Le secret de l’attribution (concealment of allocation) a été garanti. Comme pour la plupart des études nutritionnelles, il était impossible d’effectuer l’intervention en insu des patients et des praticiens. L’attribution des critères d’évaluation hospitalisation et consultation d’urgence à l’hôpital de même que l’évaluation de la qualité de vie, de la classe NYHA et du :test de marche de six minutes ont été effectuées par des chercheurs en aveugle. Pour ces dernières mesures de résultats, le fait que les patients n’étaient pas en aveugle pourrait avoir été une source de biais. Le taux d’abandon de l’étude était limité : deux patients du groupe intervention (1%) et deux (< 1%) du groupe témoin. Pour 98% des sujets, le critère de jugement principal était connu à 12 mois. Les analyses ont été effectuées en intention de traiter. Des analyses de sensibilité étaient prévues pour évaluer l’influence de la consommation sodée initiale, de la prise d’IEC et de la répartition géographique, mais elles n’ont pas modifié les résultats finaux.

Les chercheurs ont calculé une taille d’échantillon de 992 participants pour démontrer avec une puissance de 80% une réduction de 30% de l’incidence du critère principal avec l’intervention, en supposant que le critère principal se retrouverait chez 25% des participants du groupe témoin. Après une évaluation intermédiaire suite à l’inclusion du 500e participant qui avait terminé l’année d’intervention dans sa totalité, il a été conclu qu’aucun changement dans les résultats finaux n’était à prévoir. Cette constatation s’ajoutant à la difficulté opérationnelle de l’étude et à l’effet de la pandémie de Covid-19, les auteurs ont décidé de mettre fin au recrutement au début de l’année 2020. Les courbes de Kaplan-Meier montrent en effet un bénéfice constant mais non significatif pour le groupe intervention sur le critère principal composite à partir de 180 jours, et la mortalité totale reste également constante à partir de 60 jours, mais pas de manière statistiquement significative, en faveur du groupe témoin. Cependant, il est impossible de prévoir l’évolution de ces courbes. En fin de compte, seulement 895 patients ont été inclus, et la taille d’échantillon cible n’a pas été atteinte. Ainsi, une incertitude demeure sur les avantages et les inconvénients effectifs de l’intervention, a fortiori à plus long terme. 

Il aurait peut-être été utile de documenter la consommation de sel en recueillant les données 24 heures sur 24. Les chercheurs ne l’ont pas fait pour des raisons pratiques et parce qu’ils pensaient que cela risquait de fournir des données trompeuses pour les patients sous diurétiques. Nous remettons cela néanmoins en question. En tout cas, une étude approfondie du journal peut constituer une alternative valable s’il sert pour calculer non seulement la consommation de sel, mais aussi celle de liquides ainsi que l’apport calorique.

 

Évaluation des résultats

Les chercheurs n’ont pas été en mesure de montrer qu’après 12 mois, la restriction sodée entraînait une diminution des visites aux urgences et des hospitalisations pour maladie cardiovasculaire. Malgré le fait que l’apport en sodium dans le groupe intervention était plus faible que dans le groupe témoin, et ce de manière statistiquement significative, il existe certainement une restriction sodée active non négligeable dans ce groupe également. De plus, l’objectif proposé d’une réduction du sel à < 1500 mg/j dans le groupe intervention, très ambitieux et difficile à atteindre en pratique clinique, n’a finalement pas été atteint (moyenne 1658 g/j). On ignore dans quelle mesure cela a influencé les résultats. 

Après 12 mois, il y avait une amélioration moyenne statistiquement significative de la classe NYHA dans le groupe intervention. Cependant, on ne peut exclure que cela soit le résultat d’un biais dû à la surestimation des symptômes cliniques par les patients dans la conception en ouvert de cette étude.

Bien que cette RCT n’ait pas résolu l’incertitude concernant l’éventuelle utilité de la restriction sodée dans le traitement ambulatoire des patients atteints d’insuffisance cardiaque, il semble qu’elle soit actuellement l’étude la plus précieuse dans ce domaine de recherche. La revue systématique la plus récente (2018) d’un groupe de recherche d’Oxford a pu clairement montrer le manque d’études sérieuses (9). Sa recherche systématique dans la littérature a permis de trouver 9 études, dont 7 (n = 372) en pratique ambulatoire. La taille des études allait de 24 à 97 participants par étude, l’âge moyen, de 54 à 74 ans. La durée du suivi était de 15 jours à 6 mois. Les participants étaient des patients insuffisants cardiaques stables (classes NYHA II à IV) qui, dans les groupes intervention, visaient une réduction de la consommation de sel à 1,5 à 2,5 g/jour. Les principaux critères d’évaluation étaient les décès d’origine cardiovasculaire, la mortalité toutes causes confondues et les événements indésirables (tels que les accidents vasculaires cérébraux, l’infarctus du myocarde, l’hyponatrémie et l’hypernatrémie). Cependant, la plupart des études ne disposaient pas de données suffisantes concernant les critères de jugement principaux et, en outre, il existait une importante hétérogénéité sur le plan clinique et méthodologique. Une méta-analyse n’était donc pas possible, et il fallait se limiter à un rapport narratif. Sur les 7 études avec des participants ambulatoires (n = 328), 2 ont pu montrer une amélioration statistiquement significative des symptômes. Une étude mexicaine (n = 65, suivi de 6 mois) a trouvé une amélioration statistiquement significative de l’œdème (37% contre 7,4% ; p = 0,08) et de la fatigue (59% contre 26% ; p = 0,012) et une amélioration statistiquement significative de la classe NYHA (p = 0,03). Une étude suédoise (n = 97, suivi de 12 semaines) a constaté une amélioration de la classe NYHA et de l’œdème chez 51% des personnes recevant le traitement actif contre 16% du groupe témoin (p = 0,001). Les autres études n’ont pas réussi à démontrer les avantages ou les inconvénients de la restriction en sel dans l’insuffisance cardiaque.

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Les guides de pratique clinique pour l’insuffisance cardiaque chronique recommandent une réduction du sel alimentaire (GRADE 1C) (10).

 

Conclusion de Minerva

Cette RCT en ouvert, qui a été correctement menée d’un point de vue méthodologique, avec un suivi d’un an, n’a montré aucune réduction de la mortalité toutes causes confondues et du nombre d’hospitalisations ou de visites aux urgences pour insuffisance cardiaque avec une restriction alimentaire en sel (sodium) par comparaison avec un régime alimentaire normal chez des patients ambulatoires atteints d’insuffisance cardiaque chronique. Cependant, étant donné que la taille d’échantillon proposée n’a pas été atteinte et que la différence calculée de consommation de sodium entre le groupe intervention et le groupe témoin était limitée, l’étude n’a pas suffisamment de puissance pour permettre de tirer des conclusions définitives. Nous attendons les résultats d’autres RCTs en cours pour confirmer ou modifier les guides de pratique clinique si nécessaire.

 

 

Références 

  1. De Cort P. Une moindre consommation de sel prévient-elle les maladies cardiovasculaires ? MinervaF 2012;11(1):4-5.
  2. Taylor RS, Ashton KE, Moxham T, et al. Reduced dietary salt for the prevention of cardiovascular disease: a meta-analysis of randomized controlled trials (Cochrane Review). Am J Hypertens 2011;24:843-53. DOI: 10.1038/ajh.2011.115
  3. De Cort P. Insuffisance cardiaque chronique systolique : moins de sel alimentaire ? Minerva Analyse 28/06/2013.
  4. DiNicolantonio JJ et al. Low sodium versus normal sodium diets in systolic heart failure: systematic review and meta-analysis. Heart 2012. Published Online First 21 August 2012. DOI: 10.1136/heartjnl-2012-302337
  5. DiNicolantonio JJ et al. Retraction. Low sodium versus normal sodium diets in systolic heart failure: systematic review and meta-analylsis. Heart. 2013;99:820. DOI: 10.1136/heartjnl-2011-301156.29ret
  6. De Cort P. Qu’en est-il de l’effet de la restriction sodée sur la tension artérielle ? Minerva Analyse 18/12/2021.
  7. Graudal NA et al. Effects of low sodium diet versus high sodium diet on blood pressure, renine, aldosterone, catecholamines, cholesterol and triglyceride. Cochrane Database Syst Rev 2020, Issue 12. DOI: 10.1002/14651858.CD004022.pub5
  8. Ezekowitz JA, Colin-Ramirez E, Ross H, et al. Reduction of dietary sodium to less than 100 mmol in heart failure (SODIUM-HF): an international, open-label, randomised, controlled trial. Lancet 2022;399:1391-1400. DOI: 10.1016/S0140-6736(22)00369-5
  9. Mahtani KR, Heneghan C, Onakpoya I, et al. Reduces salt intake for heart failure: a systematic review. JAMA Intern Med 2018;178:1693-1700. DOI: 10.1001/jamainternmed.2018.4673
  10. L’insuffisance cardiaque. Ebpracticenet. Domus Medica, mis à jour 05/04/2013.

 

 




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