Revue d'Evidence-Based Medicine
Que penser d’une éventuelle prescription de médicaments par le pharmacien ?
La prescription de médicaments par le pharmacien est actuellement tout à fait inhabituelle dans le système belge des soins de santé. De quelle manière favoriser cette attitude dans le contexte belge ? Pour le moment, les pharmaciens donnent des conseils, et ce rôle est délimité par la loi inscrite dans l’arrêté royal 78 du 10 novembre 1967 avec des lignes directrices dans un arrêté royal plus récent du 21 janvier 2009. Les interventions de conseil les mieux connues sont, d’une part, l’accompagnement d’une première et d’une deuxième délivrance de médicaments chroniques (par ex. l’accompagnement pour les médicaments de l’asthme, pour lequel le pharmacien reçoit un honoraire spécifique (1)) et, d’autre part, la vérification de l’absence d’interactions importantes dans la liste récente des médicaments. Pour ce dernier point, le logiciel intégré Delphi Care est souvent utilisé, et, via le dossier pharmaceutique partagé (DPP) - après consentement « eHealth consent » (2) du patient -, il est également possible d’analyser les médicaments délivrés dans les autres pharmacies. Par ailleurs, des outils plus avancés d’aide à la décision clinique sont en cours d’élaboration (3).
Les conseils donnés par le pharmacien consistent également à renforcer les informations particulièrement destinées au patient - dans la continuité de la prescription : par ex. prendre le médicament en position verticale, le soir, en dehors des repas. Selon l’adage « 4 yeux voient mieux que 2 », la vérification du profil médicamenteux du patient par un pharmacien, spécialiste des médicaments, peut contribuer à une prise en charge plus sûre, plus efficace et parfois même plus rentable (4,5). Minerva, via un éditorial, a récemment aussi examiné la contribution du pharmacien dans l’encouragement de l’observance du traitement par le patient (6).
La concertation entre les médecins généralistes et les pharmaciens est nécessaire. La concertation téléphonique relative à un cas particulier est déjà possible depuis longtemps, mais la concertation structurelle connaît une forte expansion. Par le biais de Vitalink (7), initiative du Gouvernement flamand pour relier entre elles les diverses informations concernant les médicaments au niveau interprofessionnel, on œuvre à un schéma de médication commun qui soit aussi accessible au patient et à l’infirmier/ère à domicile. Tant les pharmaciens que les médecins généralistes peuvent initier un schéma de médication. Si le pharmacien modifie le schéma de médication, le médecin généraliste dispose de 48 heures pour accepter la modification ou l’annuler. Après avoir essuyé les erreurs de jeunesse inhérentes à tout nouveau système, cette évolution constituera incontestablement un avantage : la combinaison de toutes les données Vitalink (aperçu des médicaments de tous les prescripteurs, y compris les délivrances enregistrées sans ordonnance du DPP) doit conduire à une politique médicamenteuse non ambiguë. En Wallonie et dans la Région bruxelloise, des initiatives similaires ont débuté avec le Réseau Santé Wallon (8) et avec le réseau santé Abrumet (9). En outre, l’agrément et l’octroi de subsides pour la concertation médico-pharmaceutique (CMP), où les médecins généralistes et les pharmaciens d’officine se concertent localement au sujet d’un thème particulier et arrivent à des accords et des recommandations, constituent certainement un stimulant positif (loi du 14 juillet 1994 et arrêté royal d’exécution du 3 avril 2015).
Un pas de plus a été franchi avec l’étude canadienne RxEACH Trial (10) menée dans 56 pharmacies d’officine dans la province de l’Alberta. Les pharmaciens ont recherché de manière proactive les patients qui présentaient un risque cardiovasculaire élevé et, en plus de donner des conseils pharmaceutiques, ils ont également adapté la posologie, prescrit de nouveaux médicaments ou diminué progressivement des médicaments. Le patient devait répondre à des critères d’inclusion stricts : diabète, insuffisance rénale chronique (d’après les mesures successives du DFGe et/ou du rapport albumine/créatinine (RAC)), antécédents de maladie vasculaire périphérique, cérébrale ou cardiovasculaire et/ou risque de Framingham ≥ 20% avec au moins 1 facteur non contrôlé (pression artérielle, LDL-cholestérol, HbA1c ou tabagisme). Le pharmacien disposait d’un large éventail d’outils complémentaires : les tableaux SCORE pour le calcul du risque de mortalité cardiovasculaire, la liste des médicaments prescrits et la possibilité de consulter les résultats des analyses biologiques et/ou de demander la réalisation de tests de laboratoire. Ils étaient tenus de suivre une série de modules de formation.
Au final, les données ont été collectées pour 370 patients qui, après randomisation et stratification en fonction de la pharmacie, ont bénéficié de l’intervention. Versus les 353 patients bénéficiant de la prise en charge pharmaceutique « classique », on a observé, au cours d’un suivi d’une durée de 3 mois par patient, diverses mises au point, l’instauration ou l’arrêt dans toutes les classes des médicaments consultés (médicaments du diabète > hypolipidémiants > antihypertenseurs). Le risque cardiovasculaire de base calculé était, en début d’étude, comparable entre les groupes randomisés (26,6% (ET de 19,3) dans le groupe contrôle versus 25,6% (ET de 17,8) dans le groupe intervention), et, après 3 mois de suivi, les scores CV du groupe intervention diminuaient de manière significative (20,5% (ET de 15,9), ce qui correspond à une diminution du risque cardiovasculaire de 21% ; p < 0,001).
Comment pouvons-nous expliquer cet élargissement des tâches du pharmacien ?
Avant tout, la fonction du pharmacien dans cette étude, prescripteur et pas uniquement conseiller (soin pharmaceutique « classique »), doit être replacée dans le contexte historique propre au continent nord-américain. En raison d’un certain manque de médecins dans les années 1980, d’une part, et de la rapide croissance de l’incidence du risque cardiovasculaire élevé, avec de lourdes implications financières pour les soins de santé, d’autre part (11), le pharmacien est devenu indispensable dans la politique pharmacothérapeutique. Pour atteindre l’objectif du Million de Cœurs en 2017 - prévention d’un million de crises cardiaques - beaucoup d’efforts étaient nécessaires au niveau de la première ligne de soins (12). Dans cette optique, le pharmacien est devenu un prestataire de soins très accessible pour identifier les patients à risque. L’étude elle-même mentionne aussi qu’il n’y avait pas eu antérieurement d’analyse du risque cardiovasculaire du patient effectuée de manière standard par les médecins généralistes canadiens.
Dans la province de l’Alberta, au Canada (mais également dans la plupart des états des États-Unis), le pharmacien reçoit depuis longtemps des honoraires pour les prestations de gestion des médicaments. Toute modification du schéma de médication est communiquée (en ligne) au médecin généraliste. C’est dans ce cadre que l’étude RxEACH a justifié les demandes d’analyses de laboratoire et l’établissement de prescriptions de novo. La nouvelle donnée de cette étude était qu’il n’était pas nécessaire d’obtenir une approbation préalable pour un changement de médication.
En ce qui concerne les soins de santé en Belgique, nous connaissons déjà - outre la possibilité qu’a le pharmacien de modifier le schéma de médication Vitalink dans certaines situations d’urgence (par exemple durant le service de garde) - quelques exemples au sein de l’hôpital où le pharmacien prend à son compte certains aspects de la prescription de médicaments. Pensons, par exemple, à une étude clinique menée en double aveugle dans laquelle le pharmacien est l’unique partenaire, n’agissant pas en aveugle, pour adapter la dose selon le protocole sur la base des valeurs de laboratoire standardisées ou encore, au sein de l’équipe multidisciplinaire de lutte antimicrobienne, la mise au point d’une cure d’antibiotiques en fonction de la fonction rénale, des interactions et parfois même de la pharmacocinétique. Ce dernier procédé est stipulé par contrat par le pharmacien pour entrer en fonction, de manière convenue, en tant que, non pas « prescripteur », mais « gestionnaire consultatif des soins axés sur le patient » (patient-oriented consultative care manager).
Dans nos contrées, l’accès à la médecine générale est aisé ; ceci vaut a fortiori aussi pour les officines (moyenne de 100 contacts-patients quotidiens par officine). Par conséquent, la question se pose de savoir s’il ne faudrait pas réfléchir sérieusement à une collaboration plus large entre les médecins généralistes et les pharmaciens d’officine de manière à ce qu’ils se complètent dans le dépistage opportuniste et que les patients qui malheureusement échappent à la gestion du risque cardiovasculaire soient ainsi de moins en moins nombreux.
Quelles sont les conditions minimales pour que la première ligne de soins soit plus intégrée, où chaque prestataire de soins a sa fonction consultative ?
Pour cela, une première étape essentielle est l’élaboration de guides de pratique clinique communs où les rôles du médecin généraliste et du pharmacien soient clairement définis et complémentaires. Cela peut être développé et mis en place par le biais de la concertation médico-pharmaceutique.
Deuxièmement, la plateforme partagée doit aussi pouvoir partager des informations concernant les paramètres biologiques essentiels, les allergies, les évènements indésirables signalés. Par extension, on peut placer dans cette plateforme l’évaluation du risque cardiovasculaire par le pharmacien de la même manière que celle rapportée dans l’étude. L’étude canadienne constitue donc un facteur déclenchant pour organiser la communication de manière structurée et avec le souci d’une grande qualité. C’est également un plaidoyer pour une plus grande efficacité du suivi des traitements. Pensons aux conseils en matière de sommeil et de diminution progressive des médicaments dans le cas de la prise de benzodiazépines (13).
A titre d’illustration, plus de 750 pharmaciens flamands sont inscrits à un programme de formation interactive sur la méthode GheOP3S (outil de dépistage gantois en officine ouverte au public pour les prescriptions de patients âgés) (14) pour la réalisation d’un bilan des médicaments chez les patients âgés polymédiqués sur la base du DPP. Actuellement, ceci doit encore se limiter aux sujets pour lesquels les valeurs de laboratoire ne sont pas nécessaires car en Belgique les pharmaciens n’y ont pas accès.
Conclusion
Grâce à des applications électroniques, les différents prestataires de soins peuvent partager de plus en plus de données des patients. L’enjeu est d’optimaliser les soins pour un patient par une utilisation efficace de ses données. Une bonne administration et l’organisation de la concertation entre les différents prestataires de soins d’un côté et le patient de l’autre côté y jouent un rôle important.
- Farma Flux : http://www.farmaflux.be/?asp_faq=comment-le-patient-marque-t-il-son-accord-pour-le-partage-de-son-historique-medicamenteux&lang=fr (site consulté le 4 septembre 2016).
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- Laekeman G. Observance du traitement par le patient : la technique au service du patient ? [Editorial] Minerva F 2016;15(6):134-5.
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- Abrumet: https://www.abrumet.be/FR/professionals/Pages/default.aspx (site consulté le 4 septembre 2016).
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