Revue d'Evidence-Based Medicine



Une ombre sur le dépistage du risque cardiovasculaire global en prévention primaire ?



Minerva 2017 Volume 16 Numéro 6 Page 136 - 137

Professions de santé


Le score de Framingham, utilisé depuis les années 1960, et l’outil SCORE (Systematic Coronary Risk Estimation), plus récent, sont des concepts médicaux largement acceptés pour évaluer le risque cardiovasculaire avec une approche globale. On sait depuis longtemps que les facteurs de risque individuels sont des marqueurs très importants pour les maladies cardiovasculaires et que la présence simultanée de plusieurs de ces facteurs renforce l’effet négatif. D’où l’hypothèse clinique prometteuse qu’il serait bénéfique d’estimer le risque cumulé et de le prendre en charge individuellement. Ainsi, en cas de SCORE > 10, la prise en charge des facteurs de risque présents sera plus rigoureuse qu’en cas de SCORE < 5.

 

Les 6 facteurs de risque classiquement évalués (âge, sexe, tabagisme, pression artérielle, cholestérol, diabète) ont été récemment complétés par une alimentation déséquilibrée, la consommation excessive d’alcool, l’obésité abdominale, le stress psychosocial et le manque d’exercice physique. La spécificité du LDL-cholestérol et du HDL-cholestérol a récemment été mieux reconnue (1). Les 9 facteurs de risque mentionnés ont une valeur confirmée et contribuent à 90% de l’ensemble des accidents cardiovasculaires (2). Toutefois, différents sujets sont beaucoup discutés ces derniers temps : facteurs de risque encore manquants (3,4), seuils de traitement dans les profils de risque (5,6), valeurs normales de la pression artérielle (7,8), choix de la fraction de cholestérol (9,10), et cetera. Mais ce n’est pas tout. On peut en effet encore poser des questions qui n’ont toujours pas de réponse, comme celles du degré d’implémentation de cette approche au niveau de la population et surtout de l’efficacité clinique de l’utilisation de ces tables de risque (qui n’a pas encore été démontrée). Deux publications récentes nous permettent d’illustrer ces questions.

 

Nous devons d’abord nous demander si l’utilisation des tables pour la prévention primaire entraîne réellement une diminution des accidents cardiovasculaires et de la mortalité. Cela reste inconnu à ce jour, et une récente revue de la Cochrane Collaboration a tenté d’apporter des éléments de réponse en testant, en pratique courante, l’impact clinique de l’application des tables de risque (11). 41 études cliniques randomisées répondant aux critères d’inclusion (n = 194035) ont été identifiées. Toutes les études ont été menées en première ligne. Elles utilisaient le score de Framingham ainsi que l’outil SCORE, PROCAM (Allemagne) et QRISK (Royaume-Uni). Du fait de l’utilisation de tables différentes, la valeur seuil pour le traitement est une source d’hétérogénéité. L’âge des participants se situait entre 40 et 70 ans, et le suivi de 0 à 10 ans (≥ 1 an dans 21 études). Toutes les études traitaient principalement de prévention primaire. Quelques études ont toutefois également inclus des patients ayant des antécédents cardiovasculaires, mais ils ne représentaient jamais plus de 30% de l’ensemble de la population de l’étude. Le résultat suggère que l’utilisation des tables de risque pour déterminer le risque cardiovasculaire global par rapport à une prise en charge classique n’a pas ou peu d’effet sur la réduction des complications cardiovasculaires (5,4% versus 5,3%; risque relatif (RR) de 1,01 avec IC à 95% de 0,95 à 1,08 ; I² = 25%) (preuves de faible qualité). Le cholestérol total n’a pas diminué, et la pression artérielle a diminué de 2,77 mmHg (IC à 95% de -4,16 à -1,38). En revanche, l’utilisation des tables de risque a entraîné une augmentation considérable de la consommation de médicaments : la prise de statines a augmenté de 15,7% versus 10,7% avec la prise en charge classique (RR de 1,47 ; IC à 95% de 1,15 à 1,87; I² = 40%), et celle d’antihypertenseurs a augmenté de 17,2% versus 11,4% avec la prise en charge classique (RR de 1,51, IC à 95% de 1,08 à 2,11 ; I² = 53%). Aucun bénéfice clinique évident n’a donc pu être montré avec l’utilisation des tables de risque. Par contre, il est certain que cette méthode a entraîné une consommation de médicaments plus importante. La conclusion est pour le moins décevante ! Un traitement basé sur une estimation intuitive du risque par le médecin généraliste ou sur une approche systématisée des facteurs de risque du patient paraît donc être d’efficacité comparable. On pourrait tout aussi bien conclure qu’il serait nécessaire de disposer de meilleurs modèles pour la détermination du risque cardiovasculaire global, en pondérant mieux les facteurs de risque, en utilisant d’autres seuils pour le traitement, et cetera. Avant de les appliquer, il faudra bien sûr d’abord les tester dans des études ayant suffisamment de puissance.

 

Une autre publication récente portant sur la faisabilité des tables de risque global pour la prévention primaire en première ligne confirme ce « triste » constat. Une nouvelle synthèse méthodique et méta-analyse de 21 études menées principalement dans des cabinets de première ligne de pays occidentaux a examiné les déterminants qui contribuent à une bonne application de la méthode (12). Elle a plus précisément examiné l’effet de différents renforts (rappels, invitation par écrit ou par téléphone, personnel compétent supplémentaire, comme assistants de pratique ou des infirmier/ères, des commentaires, des alertes, des incitants financiers…) pour l’enregistrement des facteurs de risque cardiovasculaires (degré de participation des patients et degré de dépistage par les prestataires de soins). Les « déterminants » spécifiques pour une participation plus importante au dépistage paraissent être : les rappels destinés au médecin (surtout les rappels informatiques sous forme d’alertes flash), l’engagement de personnel spécifique effectuant le dépistage), les incitants financiers (dépistage sans frais pour le patient, dans des systèmes de santé où cela n’était pas le cas a priori) et une combinaison de plusieurs approches. Le médecin généraliste belge reconnaîtra certainement ces divers éléments, à côté d’une série de contraintes plus spécifiques comme le manque de communication entre la première et la deuxième ligne notamment parce qu’elles utilisent des guides de pratique clinique (GPC) différents et que le logiciel de son dossier médical ne l’avertit pas automatiquement en cas d’aggravation de certains facteurs de risque.

 

Nous pouvons conclure que la plus-value clinique du calcul d’un risque cardiovasculaire global n’est pas suffisamment prouvée scientifiquement. La réduction des facteurs de risque connus chez nos patients reste un défi important, mais nous ne disposons peut-être pas encore d’un algorithme qui réussisse à suffisamment peser tous ces facteurs. Ou serait-ce plutôt que la prise en charge actuelle par le médecin généraliste serait suffisante, mais qu’il lui manquerait seulement un soutien adéquat? Il nous faut en tout cas urgemment mettre à jour nos guides de pratique clinique sur la prévention cardiovasculaire (l’ancienne recommandation de Domus Medica (2007) est annoncée en révision depuis de nombreuses années (13)). En attendant, nous restons livrés à des sources qui propagent une utilisation massive de statines en prévention primaire (14).

 

 

Références 

  1. Goff DC Jr, Lloyd-Jones DM, Bennett G, et al. 2013 ACC/AHA guideline on the assessment of cardiovascular risk: a report of the American College of Cardiology/America Heart Association Task Force on Practice Guidelines. Circulation 2014;129(25 Suppl 2):S49-73. DOI: 10.1161/01.cir.0000437741.48606.98
  2. Yusuf S, Hawken S, Ounpuu S, et al; INTERHEART Study Investigators. Effect of potentially modifiable risk factors associated with myocardial infarction in 52 countries (the INTERHEART study): case-control study. Lancet 2004;364:937-52. DOI: 10.1016/S0140-6736(04)17018-9
  3. Chevalier P. Insécurité professionnelle : facteur de risque coronarien. Minerva bref 15/02/2015.
  4. Virtanen M, Nyberg ST, Batty GD, et al; IPD-Work Consortium. Perceived job insecurity as a risk factor for incident coronary heart disease: systematic review and meta-analysis. BMJ 2013;347:f4746. DOI: 10.1136/bmj.f4746
  5. Chevalier P. Intérêt de la rosuvastatine en prévention primaire en cas de risque cardiovasculaire intermédiaire ? MinervaF 2017;16(1):8-11.
  6. Yusuf S, Bosch J, Dagenais G, et al; HOPE-3 Investigators. Cholesterol lowering in intermediate-risk persons without cardiovascular disease. N Engl J Med 2016;374:2021-31. DOI: 10.1056/NEJMoa1600176
  7. De Cort P. Contrôle standard ou intensif de la pression artérielle en cas de risque cardiovasculaire accru chez les patients non diabétiques. MinervaF 2016;15(10):250-3.
  8. The SPRINT Research Group. A randomized trial of intensive versus standard blood-pressure control. N Engl J Med 2015;373:2103-16. DOI: 10.1056/NEJMoa1511939
  9. Sculier JP. Un taux accru de cholestérol transporté par les LDL n’est pas associé à une mortalité globale et cardiovasculaire accrue chez le sujet âgé de 60 ans ou plus. Minerva bref 15/04/017.
  10. Ravnskov U, Diamond DM, Hama R, et al. Lack of an association or an inverse association between low-density-lipoprotein cholesterol and mortality in the elderly: a systematic review. BMJ Open 2016;6:e010401. DOI: 10.1136/bmjopen-2015-010401
  11. Karmali KN, Persell SD, Perel P, et al. Risk scoring for the primary prevention of cardiovascular disease. Cochrane Database Syst Rev 2017, Issue 3. DOI: 10.1002/14651858.CD006887.pub4
  12. Cheong AT, Liew SM, Khoo EM, et al. Are interventions to increase the uptake of screening for cardiovascular disease risk factors effective? A systematic review and meta-analysis. BMC Fam Pract 2017;18:4. DOI: 10.1186/s12875-016-0579-8
  13. Boland B, Christiaens T, Goderis G, et al. Globaal cardiovasculair risicobeheer. Huisarts Nu 2007;36:339-69.
  14. Ioannidis JP. More than a billion people taking statins? Potential implications of the New Cardiovascular guidelines. JAMA 2014;311:463-4. DOI: 10.1001/jama.2013.284657

 

 


Auteurs

De Cort P.
em. Huisartsgeneeskunde, KU Leuven
COI :

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