Revue d'Evidence-Based Medicine
Le travail clinique débute quand les preuves manquent…
Lors de son apparition, il y a 25 ans, l’EBM suscitait un changement de paradigme dans la pensée médicale. Après la deuxième guerre mondiale, les traitements dits rationnels s’appuyaient principalement sur des connaissances physiopathologiques. Or celles-ci présentaient de nombreuses lacunes et c’est avant tout « l’eminence based medicine » (opinion d’experts) qui dominait alors (1). On souhaitait quand même évaluer les effets des médicaments de manière plus fiable, et les études randomisées contrôlées ont ainsi apporté une réponse très prometteuse. Dans un livre novateur (2), David Sackett a fait de l’EBM un outil clinique de recherche fondamentale des preuves disponibles dans la littérature en les examinant par rapport aux attentes du patient et à l’expertise du médecin.
Cette approche « par rapport aux attentes du patient » commence avec les questions posées par le médecin en cours de consultation qui investigue les ICE (Ideas, Concerns, Expectations) du patient. Outre cette importante compétence anamnestique, chaque médecin diplômé doit avoir développé suffisamment d’expertise pour chercher les meilleures preuves disponibles, les évaluer et les intégrer dans sa stratégie clinique. Poser une question PICO (Patient-Intervention-Comparison-Outcome) aide à effectuer une recherche ciblée, et, le fait d’appliquer le CAT (Critically Appraisal of the Topic) permet de discerner « le vrai du faux ». Selon une modeste enquête menée aux Pays-Bas, auprès de médecins généralistes en formation professionnelle, la principale difficulté rencontrée est de devoir prendre des décisions cliniques basées sur des preuves (3) : que faire si les preuves n’apportent pas de réponse à la question clinique ? ; quand faut-il relativiser les preuves trouvées ? ; comment parler des preuves avec les confrères ? Cette « expertise du médecin » est actuellement essentielle pour pouvoir prendre les bonnes décisions cliniques. Dans ce contexte, le médecin (généraliste) n’a jamais fini d’élargir ses connaissances car, pour pouvoir se développer, il doit pouvoir réfléchir à sa propre manière de fonctionner et être capable de détecter ses lacunes. Cette réflexion permet au médecin de finalement évoluer vers un leadership médical : rendre possible un changement dans les soins de santé, par soi-même, via autrui et la société.
Il n’est pas toujours évident de trouver des « preuves formelles » à partir d’une étude randomisée contrôlée (randomized controlled trial, RCT) dans la pratique clinique quotidienne en première ligne (4-6). Les développeurs de guides de pratique clinique (GPC) sont aussi souvent confrontés à ce problème. Tout comme les médecins, ils doivent souvent se limiter à une « opinion d’experts » en réponse à une question clinique. Une étude méta-épidémiologique de 2017 a examiné la signification de ces « opinions d’experts » dans 69 GPC (7). Parmi les 2390 recommandations formulées dans les GPC, 907 provenaient d’« opinions d’experts ». Dans la grande majorité des cas (91%), les auteurs n’avaient pas indiqué ce qu’ils entendaient par « opinion d’experts ». Il était clairement indiqué que la recommandation n’était étayée par aucune preuve que pour 8,7% des cas. L’« opinion d’experts » s’appuyait généralement sur des preuves extrapolées d’études (40% RCT, 38% études d’observation, 2% rapports de cas) qui n’apportaient pas directement une réponse à la question clinique des développeurs de GPC. Dans 2,5% des cas, les preuves avaient été extrapolés de populations d’études totalement différentes. Aucune « opinion d’experts » n’était explicitement décrite comme dépendant uniquement de l’expertise clinique d’un panel d’experts. On a aussi noté que le nombre de GPC avec « opinions d’experts » a augmenté, passant de 8,7% en 2010 à 24,6% en 2016 et que presque toutes les recommandations mentionnent au moins un auteur avec un conflit d’intérêts financier. Ces résultats sont probablement encore sous-estimés parce que la sélection s’est limitée aux GPC dont le protocole mentionnait clairement que certaines recommandations étaient des « opinions d’experts ».
Conclusion
On attend de chaque médecin qu’il exerce sa pratique médicale avec les meilleures preuves tirées de la littérature scientifique, examinées par rapport aux attentes du patient et à sa propre expertise. Il s’agit d’un processus d’apprentissage tout au long de la vie et qui commence pendant la formation. Cependant, pour de nombreuses décisions médicales, les preuves formelles issues d’études randomisées contrôlées font défaut et les développeurs de guides de pratique clinique constatent parfois d’importantes lacunes dans la littérature scientifique. Les opinions d’experts peuvent alors être un complément très précieux pour étayer les recommandations, à condition que le terme « opinion d’experts » ne soit pas utilisé à tort pour désigner des recommandations qui s’appuient sur des preuves indirectes qui sont fréquemment de très faible qualité.
- Henrard G. L’EBM peut-elle encore enthousiasmer ? [Editorial] MinervaF 2016;15(7):159-60.
- Sackett DL, Richardson WS, Rosenberg W, Hayens RB. Evidence-based medicine. How to practice and teach EBM. New York: Churchill Livingstone, 1997.
- Kortekaas MF, Bartelink ME, Zuithoff N, et al. EBM-onderwijs in de praktijk: moeilijker dan gedacht. Huisarts Wet 2017;60:551-3.
- De Jonge M. Comment transmettre l’EBM ? [Editorial] MinervaF 2011;10(3):27.
- Lemiengre M. La pratique factuelle (Evidence Based Practice) ne se limite pas aux preuves et aux guides de pratique clinique. Elle associe aussi connaissances, communication et sagesse. [Editorial] MinervaF 2017;16(8):187-8.
- De Cort P. La médecine qui mon(s)tre. [Editorial] MinervaF 2013;12(2):14.
- Ponce OJ, Alvarez-Villalobos N, Shah R, et al. What does expert opinion in guidelines mean? A meta-epidemiological study. Evid Based Med 2017;22:164-9. DOI: 10.1136/ebmed-2017-110798
Auteurs
De Cort P.
em. Huisartsgeneeskunde, KU Leuven
COI :
Poelman T.
Vakgroep Volksgezondheid en Eerstelijnszorg, UGent
COI :
Glossaire
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