Revue d'Evidence-Based Medicine
Acides gras polyinsaturés et insuffisance cardiaque (étude GISSI-HF)
Contexte
Les AGPI n-3 ont montré des effets favorables sur les maladies cardiovasculaires athérothrombotiques dans certaines études : après infarctus du myocarde, diminution de la mortalité cardiovasculaire et du taux de morts subites (1,2). Ils exercent des effets favorables sur les processus inflammatoires, l’agrégation plaquettaire, la pression artérielle, la fréquence cardiaque et le tonus sympathique (3). Une synthèse méthodique de la littérature ne montre cependant pas de bénéfice préventif (primaire et secondaire regroupés) en termes de mortalité et de survenue d’événement cardiovasculaire (4). Qu’en est-il pour la morbi-mortalité chez les patients atteints d’insuffisance cardiaque (IC) symptomatique ?
Résumé
Population étudiée
- 6 975 sujets (22% de femmes) ≥ 18 ans (sur 7 046 éligibles) recrutés dans des centres spécialisés en Italie ; âge moyen de 67 ans (42% > 70 ans), atteints d’IC symptomatique (NYHA grade II à IV, 37% classe III ou IV), toute cause d’IC (environ 50% d’origine ischémique, 29% de cardiomyopathie dilatée), toute fraction d’éjection du ventricule gauche (FEVG ; moyenne de 33% ; 9,4% > 40%) ; IEC ou sartan 94%, bêta-bloquant 65% et spironolactone 39% des cas
- exclusion : e.a. indications spécifiques et contre-indications à l’administration d’AGPI n-3, espérance de vie réduite (cancer, maladie hépatique), syndrome coronarien aigu ou angioplastie dans le mois précédent ou chirurgie cardiaque programmée dans les 3 mois de la randomisation.
Protocole d’étude
- étude randomisée, contrôlée versus placebo, en double aveugle, factorielle (autre publication pour un traitement par rosuvastatine (5))
- intervention : un groupe (n=3 494) 1g d’AGPI n-3 (850-882 mg de EPA + DHA) par jour versus un groupe placebo (n=3 481)
- suivi : après 1, 3, 6 et 12 mois, et ensuite tous les 6 mois ; durée moyenne de 3,9 ans.
Mesure des résultats
- critères de jugement primaires : temps écoulé jusqu’au décès et temps écoulé jusqu’au décès ou une hospitalisation pour problème cardiovasculaire
- critères secondaires : mortalité cardiovasculaire, mortalité cardiovasculaire ou hospitalisation, mort subite, hospitalisation quelle qu’en soit la raison, hospitalisation pour insuffisance cardiaque ou pour motif cardiovasculaire, infarctus du myocarde et AVC
- analyse en ITT et par protocole
- stratification par sous-groupes : âge, FEVG, cause de l’IC, capacité fonctionnelle, diabète et taux de cholestérol total initial.
Résultats
- arrêts de traitement : 29% et 30% (p=0,45 pour la différence) ; pour effets indésirables (surtout troubles gastro-intestinaux) identiques (3%) dans les 2 groupes
- critères primaires : pas de différence significative pour la mortalité totale ni pour la mortalité totale et les hospitalisations pour motif cardiovasculaire ; après ajustement pour 3 variables (hospitalisation pour IC l’année précédente, présence d’un stimulateur cardiaque et présence d’une sténose aortique), les 2 critères de jugement primaires étaient significativement abaissés dans le groupe AGPI n-3 par rapport au groupe placebo
- critères secondaires : différence significative uniquement pour le nombre d’hospitalisations pour arythmie ventriculaire : 3% dans le groupe AGPI n-3 contre 4% dans le groupe placebo (RR ajusté = 0,72 ; IC de 0,55 à 0,93 ; p=0,013)
- analyse par protocole : RR de mortalité ajusté = 0,86 ; IC de 0,77 à 0,95 ; p=0,004.
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent qu’un traitement par AGPI n-3 est simple et efficace et qu’il confère un léger avantage en termes de réduction de mortalité et d’hospitalisation pour raisons cardiovasculaires chez des patients souffrant d’insuffisance cardiaque et par ailleurs traités de façon optimale.
Financement
SPA (Società Prodotti Antibiotici), Pfizer, Sigma Tau et AstraZeneca qui ne sont intervenus dans aucun des stades de la recherche.
Conflits d’intérêt
Plusieurs auteurs ont reçu des honoraires de diverses firmes à différents titres.
Discussion
Considérations méthodologiques
L’efficacité sur les critères de jugement primaires n’a été démontrée qu’après ajustement pour 3 variables qui n’étaient pas parfaitement balancées entre les 2 groupes après randomisation, c’est-à-dire avec un p<0,1 mais cette valeur n’est pas mentionnée dans le tableau des caractéristiques initiales des patients, ce qui ne permet pas de vérifier cette donnée. Les auteurs reconnaissent que cet ajustement pour des covariables inégalement représentées au départ n’est pas une pratique statistique courante, mais ils la justifient en prétextant qu’il n’y a généralement pas d’accord concernant les facteurs pronostiques dans ce type de pathologie. Cette justification semble insuffisante pour pouvoir tirer une conclusion plus solide qu’une hypothèse.
Mise en perspective des résultats
L’efficacité du traitement par AGPI n-3 a été plus modeste que prévu lors de la conception de l’étude. Alors que l’hypothèse de travail tablait sur une réduction du risque relatif (RRR) de 15% pour la mortalité totale dans le groupe AGPI n-3, cette RRR n’a été que de 9%. Cet effet modeste et inférieur aux prévisions doit être interprété en tenant compte de plusieurs éléments : il s’agissait d’une population déjà bien traitée par des traitements recommandés ; l’efficacité est observée de façon cohérente dans divers sous-groupes pré-définis ; elle est corroborée par les résultats de l’analyse par protocole qui démontre un bénéfice supérieur chez les patients ayant pleinement adhéré au traitement.
Après ajustement pour 3 variables (hospitalisation pour IC l’année précédente, présence d’un stimulateur cardiaque et présence d’une sténose aortique), une réduction absolue de risque de 1,8% (IC à 95% de 0,3 à 3,9) pour la mortalité et de 2,3% (IC à 95% de 0,0 à 4,6) pour la mortalité ou l’hospitalisation est calculée pour le traitement aux AGPI n-3. Les auteurs en tirent un NST pour la mortalité de 56 et un NST pour la mortalité ou l’hospitalisation de 44 sans en donner d’intervalle de confiance, qui devrait tendre à l’infini pour le critère mortalité ou hospitalisation, ce qui enlève toute pertinence clinique au bénéfice.
Les auteurs discutent d’une plus-value d’une dose plus importante que 1g d’AGPI n-3. Ils disent s’être limités à cette dose parce que c’était celle qui était efficace dans une précédente étude (1) et par souci de favoriser l’observance (1 prise par jour). Un résultat inattendu est l’absence de différence significative pour le nombre de morts subites alors qu’un des mécanismes principaux des AGPI n-3 est l’effet anti-arythmique avec réduction des arythmies ventriculaires potentiellement mortelles comme démontré par de nombreuses études expérimentales et par l’essai clinique GISSI-PREVENZIONE mené chez des patients après infarctus du myocarde (1,2). On peut donc penser que les mécanismes d’action expliquant les bénéfices cliniques conférés par les AGPI n-3 pourraient différer selon le type de pathologie : principalement un effet anti-arythmique dans une période où l’instabilité électrique cellulaire est à l’avant-plan, comme de suite après un syndrome coronarien aigu, ou un effet prédominant au niveau des facteurs conduisant à la progression de l’insuffisance cardiaque comme dans cette population (3). Cela expliquerait également pourquoi les courbes de survie ont commencé à diverger au terme de 2 ans dans cette population d’insuffisants cardiaques qui n’ont pas nécessairement une mortalité précoce accrue par arythmie ventriculaire contrairement aux victimes d’un infarctus. Notons quand même que, s’il n’y a pas eu de réduction de mortalité par arythmie ventriculaire, les AGPI n-3 ont permis de réduire le nombre d’hospitalisations pour raison d’arythmie ventriculaire.
Le bénéfice obtenu dans cette étude avec 1g d’AGPI n-3 est modeste, mais sans effet secondaire indésirable, chez des patients polymédiqués, déjà traités de façon optimale. Nous n’avons pas, dans cette indication insuffisance cardiaque, de comparaison avec l’intérêt du respect d’un régime méditerranéen. En prévention cardiovasculaire (comme pour d’autres sujets) un tel régime a bien prouvé son efficacité préventive (6).
Conclusion
Cette étude ne montre pas de bénéfice important de l’administration d’1 g d’acides gras polyinsaturés (oméga 3) chez des personnes souffrant d’insuffisance cardiaque symptomatique pour les critères primaires (mortalité d’une part, mortalité ou hospitalisation cardiovasculaire d’autre part). Ces résultats rejoignent ceux d’une méta-analyse qui concernait l’ensemble de la prévention cardiovasculaire (primaire et secondaire).
Références
- Dietary supplementation with n-3 polyunsaturated fatty acids and vitamin E after myocardial infarction: results of the GISSI-Prevenzione trial. Gruppo Italiano per lo Studio della Sopravvivenza nell'Infarto miocardico. Lancet 1999;354:447-55.
- Marchioli R, on behalf of GISSI-Prevenzione Investigators. Treatment with polyunsaturated fatty acids after myocardial infarction: results of the GISSI-Prevenzione trial. Eur Heart J 2001;3:D85-96.
- London B, Albert C, Anderson ME, et al. Omega-3 fatty acids and cardiac arrhythmias: prior studies and recommendations for future research. Circulation 2007;116:e-320-35.
- Hooper L, Thompson RL, Harrison RA, et al. Risks and benefits of omega 3 fats for mortality, cardiovascular disease, and cancer: systematic review. BMJ 2006;332:752-60.
- Lemiengre M. Efficacité de la rosuvastatine en cas d’insuffisance cardiaque. MinervaF 2009;8(2):16-7.
- Poelman T. Bénéfice d’un régime méditerranéen en prévention primaire ? MinervaF 2009;8(5):60-1.
Auteurs
Brohet C.
Service de Pathologie cardiovasculaire, Université Catholique de Louvain
COI :
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