Revue d'Evidence-Based Medicine
Incitants efficaces pour prévenir le tabagisme chez les enfants et adolescents?
Texte sous la responsabilité de la rédaction francophone
Contexte
Si l’importance de la morbidité et de la mortalité liée au tabagisme est connue (1,2), le sevrage tabagique, une fois l'addiction installée, reste un défi. Les habitudes tabagiques sont généralement acquises pendant l'adolescence(3,4) et la probabilité de succès d’un sevrage chez un fumeur est inversement proportionnelle à l'âge d'initiation du tabagisme (5). Suite à ces constatations, une nouvelle approche de prévention chez les enfants et les adolescents est proposée : l'usage d’incitants (le plus souvent des récompenses) pour ne pas commencer à fumer. Une synthèse méthodique de la littérature sur ce sujet était la bienvenue.
Résumé
Méthodologie
Synthèse méthodique et méta-analyse
Sources consultées
- base de données « Cochrane Tabacco Addiction Group’s Specialized Register » intégrant les données de CENTRAL, MEDLINE, EMBASE et PsycINFO jusqu'au 30 avril 2012
- consultation de bases de données secondaires, des listes de référence des articles sélectionnés, de Current Controlled Trials, registre australien et néozélandais des études cliniques à la recherche d’études non publiées, des chercheurs pour demander les données manquantes.
Études sélectionnées
- études avec incitant à ne pas commencer à fumer, un incitant étant défini comme un bénéfice tangible apporté par un tiers dans l’intention explicite de prévenir le tabagisme
- critères d’inclusion des études : études contrôlées, randomisées ou non, incluant des sujets âgés de 5 à 18 ans, avec un suivi de 6 mois minimum
- critères d’exclusion des études : études ciblant les femmes enceintes, études avec des comparaisons historiques (avant/après) si non mention spécifique pour les non fumeurs initiaux
- inclusion finale de 7 études dont 5 seulement fournissent des données correspondant aux critères de jugement choisis
- durée du suivi dans les différentes études : entre 12 et 24 mois.
Population étudiée
- sujets non fumeurs initialement ; 6 362 sujets (3 466 dans le groupe intervention et 2 896 dans le groupe contrôle)
- âge moyen des sujets inclus non précisé
- écoliers d’Europe ou d'Amérique du nord dont les classes scolaires comprennent typiquement des élèves entre 11 et 14 ans.
Mesure des résultats
- critère de jugement primaire : statut tabagique des enfants et adolescents initialement non fumeurs au terme le plus éloigné dans l’étude, exprimé en risque relatif sommé pour toutes les études
- méta-analyses séparées pour les études randomisées (3 études, n = 3 056) et non randomisées (2 études, n=3 306).
- critères de jugement secondaires : relation importance de la récompense versus efficacité, coût pour la société et effets indésirables.
Résultats
- critère de jugement primaire : pour les 3 RCTs, RR sommé de 1, avec IC à 95% de 0,84 à 1,19) et pour les 2 non RCTs, RR sommé de 0,81 avec IC a 95% de 0,61 à 1,08) donc non statistiquement significatif.
- critères de jugement secondaires : données insuffisantes sauf pour les effets indésirables :
- éventuelle augmentation du sentiment de victimisation, d’isolement et/ou de maltraitance dans le groupe intervention sans cependant mettre à jour de différence statistiquement significative.
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que, à ce jour, les programmes utilisant des incitants n'ont pas pu démontrer d'effet préventif sur le tabagisme des jeunes même s’il y a peu d'études publiées sur le sujet et qu'elles sont de qualité variable.
Financement de l’étude
National Health and Medical Research Council d'Australie et National Heart Foundation Research Fellowship d'Australie qui ont chacun subsidié 1 des auteurs.
Conflits d’intérêt des auteurs
Aucun n’est connu.
Discussion
Considérations sur la méthodologie
Les auteurs ont suivi une démarche bien élaborée pour essayer de répondre à leur question de recherche mais celle-ci était particulièrement difficile compte tenu des caractéristiques intrinsèques du problème étudié (le tabagisme est un comportement, pas une maladie) et de l'intervention évaluée (la définition d'une récompense est peu précise).
La recherche et la sélection d'articles est bien décrite, effectuée dans plusieurs bases de données. La qualité méthodologique des études sélectionnées est évaluée selon les risques de biais classiquement recherchés par la Cochrane Collaboration ; les risques de biais pour la séquence d’attribution, le secret d’attribution et une mention incomplète des résultats semblent fréquents. Les auteurs soulignent d'emblée la limite que constitue la sélection d'études non randomisées mais justifient ce choix par la nouveauté du sujet d'étude ; ils donnent aussi une analyse séparée pour ces deux types d’étude.
Les 5 études fournissant les données à la méta-analyse sont issues du même programme de prévention du tabagisme, le projet européen « SFC » pour « Smokefree Class Compétition ». C'est donc bien d'une évaluation de l’intérêt des récompenses telles qu'utilisées dans ce programme qu'il s'agissait, c'est à dire appliquées à des groupes (classe scolaire), sous forme de loterie (et donc sans certitude de gains), peu ou pas monétarisées et d'importances modérées à faibles (des T-shirts ou des mini-voyages de classe par exemple).
Les auteurs corrigent correctement les résultats pour l’effet de grappes. La seule étude qui initialement montrait un résultat statistiquement significatif perdait cet effet une fois cette correction effectuée. Ils ont eu recours aux tests de Chi² et au test I² mais n’ont pu évaluer correctement le risque de biais de publication au vu du nombre faible d’études trouvées.
Interprétation et mise en perspective des résultats
La population étudiée dans cette analyse est âgée de 11 à 14 ans. En Europe, les jeunes commencent généralement à fumer aux alentours de 13 ans avec un pic du taux de tabagisme à l’âge de 18 ans (4) mais d'autres études indiquent cependant que jusqu'à 25 % des jeunes fumeurs avaient fumé leur première cigarette avant l'âge de 10 ans (6). Ceci pourrait remettre en question le choix de l'âge du public cible pour des actions de prévention. De même, il pourrait être intéressant, plutôt que de se focaliser sur la stricte prévention, d'évaluer l'impact de ces interventions en termes de limitation de la progression du tabagisme.
La variété des récompenses et l'hétérogénéité des définitions de « fumeurs » ou de « non fumeurs » utilisées dans les études mais surtout la présence de co-traitements potentiels, comme des séances d'éducation sur le tabac, inégalement réparties et souvent mal décrites, tant au niveau des groupes interventions que contrôles, affaiblissent considérablement la valeur des résultats. Une étude rapporte spécifiquement une suspicion de fausse déclaration dans le groupe intervention, peut-être pour augmenter les chances de récompense.
La méta-analyse qualifie de « long terme » le suivi des sujets sur 12 à 24 mois. Il serait intéressant de mesurer l'impact d'intervention de prévention au-delà de cette période.
Notons également que cette méta-analyse évalue des interventions difficilement transposables dans le contexte des soins de santé primaires belges actuels.
Autres publications
Une autre méta-analyse récente (7) évalue l'efficacité d'interventions qualifiées de « potentiellement pertinentes en soins de santé primaire » de prévention du tabagisme chez les enfants et les adolescents. Les interventions étudiées ne consistaient pas en des récompenses mais en des interventions de type comportementales comme des entretiens par téléphone et/ou menés en face-à-face. Elle conclut à une réduction statistiquement significative (RR = 0,81, avec un IC à 95 % de 0,70 à 0,93 et un NST de 50) du risque de commencer à fumer à 7 – 36 mois (9 RCTs, n = 26 624).
Conclusion de Minerva
Cette méta-analyse, de bonne qualité méthodologique mais souffrant du faible nombre et de la faible qualité des études incluses n’apporte pas de preuves de l'efficacité de l'usage de récompenses dans la prévention du tabagisme chez les enfants et les adolescents, du moins sous la forme de récompenses de groupe en milieu scolaire.
Pour la pratique
Ni la RBP belge de 2005 (8), ni les recommandations plus récentes de NICE (9), n'abordent la question de la prévention du tabagisme. La synthèse méthodique analysée ici n’apporte pas d’argument suffisant pour alimenter des recommandations.
Références
- Peto R, Lopez AD, Boreham J, et al. Mortality from smoking worldwide. Br Med Bull 1996;52:12-21.
- Joossens L. Communiqué de presse du 12 février 2003 CRIOC (Centre de Recherche et d’Information des Organisateurs et des Consommateurs) www.crioc.be
- Warren CW, Jones NR, Peruga A, et al. Global Youth Tobacco Surveillance, 2000-2007. MMWR 2008:57(SS01):1-21.
- Le consortium ACCES, Stratégies visant le sevrage tabagique chez les adolescents. Principes directeurs, stratégies et activités. Juillet 2010. Téléchargé de www.fares.be/documents/ACCESSreport.pdf le 27/12/2012.
- Breslau N, Peterson EL. Smoking cessation in young adults: age at initiation of cigarette smoking and other suspected influences. Am J Public Health 1996;86:214-20.
- Global Youth Tobacco Survey Collaborative Group. Tobacco use among youth: a cross country comparison. Tob Control 2002;11:252-70.
- Patnode CD, O’Connor E, Whitlock EP, et al. Primary care–relevant interventions for tobacco use prevention and cessation in children and adolescents: a systematic evidence review for the U.S. Preventive Services Task Force. Ann Intern Med 2013;158:253-60.
- SSMG. Recommandation de Bonne Pratique. Arrêter de fumer. SSMG, 2005.
- National Institute for Health and Clinical Excellence. Smoking cessation services. Quick référence guide. NICE, February 2008.
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