Analyse
La prise de compléments multivitaminés augmente-t-elle l’espérance de vie ?
Contexte
En 2013, Minerva a publié une analyse portant sur l’intérêt des multivitamines chez des médecins américains âgés de 50 ans et plus. Comme la majorité des études évaluant l’efficacité des suppléments vitaminiques et/ou antioxydants en prévention cardiovasculaire, celle-ci ne montrait aucun bénéfice dans ce domaine (1,2). Si on peut lire régulièrement dans la presse grand public que les Belges consomment régulièrement des complexes vitaminés, le CBIP rappelle que, à l’exception des patients présentant une malabsorption, leur utilisation n’est pas utile dans nos régions (3). Les motivations pour utiliser des complexes multivitaminés (MV) incluent le maintien ou l’amélioration de la santé et la prévention des maladies chroniques (4). Par conséquent, l'évaluation des bénéfices et des risques associés à l'utilisation des multivitamines en lien avec la mortalité constitue une problématique majeure de santé publique (4), compte tenu de leur utilisation désormais répandue à grande échelle.
Résumé
Population étudiée
- participants adultes sans antécédents de cancer, maladies chroniques majeures, ou données manquantes, issus de 3 études de cohorte prospectives menées aux États-Unis :
- cohorte de l'étude sur l'alimentation et la santé - NIH-AARP Diet and Health Study : 327 732 participants (50-71 ans)
- cohorte de l'essai de dépistage du cancer - PLCO Trial : 42 732 participants (55-74 ans)
- cohorte de l'étude sur la santé agricole - AHS : 19 660 participants (18+ ans)
- ont été exclus les participants ayant répondu par procuration (n = 15 760) ; qui sont décédés avant la réception du questionnaire (n = 42) ; qui avaient un cancer autodéclaré ou confirmé par le registre au départ (n = 50 727) ; qui avaient un diabète, un infarctus du myocarde, un accident vasculaire cérébral ou une maladie rénale terminale autodéclarés au départ (n = 105 871) ; qui ont déclaré un apport calorique extrême (n = 4 863) ; ou il manquait des covariables d'intérêt (n = 61 403)
- au total, 390 124 participants ont été répertoriés : âge médian (IQR), 61,5 (56,7-66,0) ans ; 216 202 (55,4%) hommes ; 159 692 participants (40,9%) n'avaient jamais fumé et 157 319 participants (40,3%) avaient fait des études supérieures ; 164 762 décès sont survenus pendant le suivi.
Protocole
Étude de cohorte prospective sur 3 populations américaines (5)
- exposition :
- utilisation autodéclarée des MV (non-utilisateurs, utilisateurs non quotidiens, utilisateurs quotidiens)
- données recueillies à l’inclusion et lors des suivis (à 9, 3 et 5 ans selon les cohortes)
- variables collectées :
- données démographiques : âge, sexe, éducation, origine ethnique
- mode de vie : BMI, tabagisme, activité physique, qualité de l’alimentation évaluée selon l'indice d'alimentation saine 2015 (HEI-2015)
- antécédents familiaux de cancer et utilisation de suppléments individuels
- évaluation de la mortalité :
- les participants ont été suivis depuis l'évaluation initiale de la MV jusqu'à la date du décès, de la perte de suivi ou de la fin de la période d'étude (NIH-AARP et AHS : 31 décembre 2019 ; PLCO : 31 décembre 2020) ; le décès a été déterminé grâce à l'Index national des décès ; la mortalité par cause spécifique a été déterminée à partir du code de la CIM-9 ou de la CIM-10 pour la cause sous-jacente du décès à partir des certificats de décès ; les causes de décès ont été définies comme le cancer, maladies cardiaques et maladies cérébrovasculaires
- période d’analyse : juin 2022 à avril 2024.
Mesures des résultats
- critère de jugement primaire :
- mortalité toutes causes (suivi jusqu'à 27 ans)
- critères de jugement secondaires :
- mortalité liée aux maladies cardiovasculaires
- mortalité liée au cancer
- mortalité liée aux maladies cérébrovasculaires
- analyse des associations :
- suivi des résultats dans le temps :
- analyse des HR pour les 12 premières années de suivi (période 1)
- analyse des HR pour les 15 années suivantes (période 2).
Résultats
- association entre utilisation des multivitamines (MV) et mortalité :
- mortalité toutes causes :
- première période de suivi (12 ans) :
- utilisation quotidienne de MV : HR de 1,04 avec IC à 95% de 1,02 à 1,07
- utilisation non quotidienne : HR de 1,09 avec IC à 95% de 1,05 à 1,13
- deuxième période de suivi (15 ans) :
- utilisation quotidienne de MV : HR de 1,04 avec IC à 95% de 0,99 à 1,08
- utilisation non quotidienne : HR de 0,95 avec IC à 95% de 0,88 à 1,02
- première période de suivi (12 ans) :
- mortalité toutes causes :
- association entre utilisation des MV et mortalité par causes spécifiques :
- maladies cardiovasculaires :
- utilisation quotidienne : HR de 1,06 avec IC à 95% de 1,01 à 1,11
- utilisation non quotidienne : HR de 1,03 avec IC à 95% de 0,95 à 1,11
- cancer :
- utilisation quotidienne : HR de 1,01 avec IC à 95% de 0,98 à 1,05
- utilisation non quotidienne : HR de 1,05 avec IC à 95% de 1,00 à 1,10
- maladies cérébrovasculaires :
- utilisation quotidienne : HR de 1,05 avec IC à 95% de 0,95 à 1,16
- utilisation non quotidienne : HR de 1,04 avec IC à 95% de 0,89 à 1,23
- maladies cardiovasculaires :
- analyses des sous-groupes :
- HR plus élevé ont été observés chez les participants de < 55 ans (HR de 1,15 avec IC à 95% de 1,05 à 1,26), chez les fumeurs et les participants avec un BMI normal
- pas de différences significatives selon le sexe, la race/ethnicité, ou le statut marital.
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que « dans cette étude de cohorte menée auprès d’adultes américains, l’utilisation de compléments multivitaminés n’était pas associée à un bénéfice en termes de mortalité. Néanmoins, de nombreux adultes américains déclarent utiliser des compléments multivitaminés pour maintenir ou améliorer leur santé ».
Financement de l’étude
Ce travail a été soutenu par le programme de recherche intramural des National Institutes of Health, le National Institute of Environmental Health Sciences, et le National Cancer Institute, ainsi que par le Office of Dietary Supplements Research Scholars Award, National Institutes of Health ; les financeurs n’ont joué aucun rôle dans la conception et la réalisation de l’étude ; la collecte, la gestion, l’analyse et l’interprétation des données ; la préparation, la révision ou l’approbation du manuscrit ; ou la décision de soumettre le manuscrit pour publication.
Conflit d’intérêts des auteurs
Les auteurs n’ont signalé aucun conflit d’intérêt.
Discussion
Évaluation de la méthodologie
Cette étude suit les directives de rapport STROBE (Strengthening the Reporting of Observational Studies in Epidemiology) pour les études de cohorte.
Dans l’évaluation de la méthodologie, les auteurs ont fait preuve d’une grande transparence en détaillant chaque étape de leur démarche et en mettant en œuvre des actions rigoureuses pour réduire les biais potentiels. Ils ont notamment harmonisé les données issues de plusieurs cohortes, ajusté les analyses pour un large éventail de facteurs de confusion (démographiques, comportementaux et cliniques) et appliqué des modèles statistiques robustes, tout en reconnaissant les limites méthodologiques inhérentes à leur étude. Parmi ces limites, ils notent le caractère observationnel de l’étude, qui ne permet pas d’établir une relation de causalité claire entre l’utilisation de multivitamines et la mortalité. Bien que des ajustements aient été réalisés pour minimiser l’effet des facteurs de confusion, la possibilité de biais résiduels dus à des variables non mesurées, comme l’accès aux soins de santé ou d’autres comportements de santé préventifs, demeure.
Ils reconnaissent également le risque de classification erronée non différenciée de l’exposition, car les données sur l’utilisation des multivitamines reposent sur des déclarations autodéclarées, pouvant entraîner des erreurs de mémoire ou une sous-estimation de la consommation réelle. Cette limitation pourrait avoir atténué ou biaisé certaines associations observées. Par ailleurs, bien que les cohortes étudiées soient de grande taille, elles sont composées majoritairement d’individus blancs et relativement bien éduqués, limitant ainsi la généralisation des résultats à des populations plus diverses.
Une autre limite relevée concerne le biais potentiel de sélection, en raison de l’exclusion des participants avec des données manquantes ou des antécédents de maladies chroniques. Bien que cela ait renforcé la validité interne de l’étude, cela pourrait avoir restreint l’application des résultats à l’ensemble de la population. Enfin, ils mentionnent qu’ils ne pouvaient pas évaluer les effets cumulatifs à très long terme ou les interactions complexes entre l’utilisation de multivitamines et d’autres comportements de santé sur la mortalité.
Évaluation des résultats
Les résultats de cette étude, comme le précisent les auteurs, sont en accord avec les recherches précédemment réalisées, qui n’ont pas mis en évidence de bénéfices significatifs des multivitamines sur la mortalité. Le regroupement des données des trois études a renforcé la puissance statistique et assuré une certaine robustesse des estimations de risque corrigées pour les différents sous-groupes. Mais l’interprétation de ces données reste limitée en raison de la composition majoritairement blanche des cohortes étudiées. Ce déséquilibre démographique, combiné à l’exclusion des participants avec des données manquantes, peut restreindre la généralisation des conclusions à l’ensemble de la population. Cependant, le regroupement des données issues des trois études a permis d’améliorer la puissance statistique et d’assurer une certaine robustesse dans les estimations des risques ajustés pour différents sous-groupes.
Par ailleurs, la valeur ajoutée de cette étude réside dans la durée exceptionnelle du suivi, qui s’étend sur plus de 20 ans, permettant ainsi d’évaluer les effets potentiels des multivitamines sur la mortalité à long terme, ce qui fait souvent défaut dans d’autres travaux sur le sujet. De plus, la taille particulièrement importante de la cohorte, avec près de 400 000 participants, renforce la fiabilité des résultats et permet d’obtenir des estimations précises du risque, réduisant ainsi les fluctuations statistiques et augmentant la robustesse des conclusions.
Malgré cela, aucune amélioration notable de la longévité chez les adultes en bonne santé prenant régulièrement des multivitamines n’a été démontrée. Les résultats montrent même une mortalité légèrement plus élevée chez les utilisateurs quotidiens de multivitamines durant les 12 premières années de suivi, mais cela ne signifie pas que les multivitamines causent cette surmortalité. L’effet est faible, et l’étude ne permet pas de conclure à un lien de cause à effet. De plus, une analyse par sous-groupes révèle un résultat plus marqué chez les participants de moins de 55 ans, suggérant une augmentation du risque de mortalité de 15% dans cette tranche d’âge. Cette observation soulève des interrogations : s’agit-il d’un véritable signal biologique ou d’un artefact statistique lié à des facteurs de confusion non mesurés ? Les auteurs n’apportent pas d’explication définitive à cette hétérogénéité, et il est possible que des comportements de santé, des motivations spécifiques à la prise de MV ou des biais de sélection propres à cette population plus jeune aient influencé les résultats. Une exploration plus approfondie serait nécessaire pour en comprendre les mécanismes sous-jacents.
Cette étude ouvre donc des perspectives intéressantes pour de futures recherches. Notamment, il serait pertinent d’explorer les effets potentiels des multivitamines sur la mortalité dans des populations présentant des comorbidités multiples ou des vulnérabilités particulières. En effet, les participants inclus dans cette étude étaient majoritairement blancs et relativement bien éduqués, ce qui, comme certaines caractéristiques observées dans les cohortes (comme un niveau d’éducation élevé, une proportion plus faible de fumeurs chez les utilisateurs de multivitamines, ou un meilleur score à l’indice d’alimentation saine) suggère que ces individus pourraient avoir, en moyenne, des comportements de santé plus favorables. Les individus fragilisés, qui bénéficient peut-être moins des bienfaits associés à un mode de vie sain et à une alimentation équilibrée, pourraient être davantage susceptibles de tirer profit de la supplémentation. Cette approche ciblée pourrait ainsi permettre de mieux comprendre le rôle des multivitamines dans des contextes spécifiques où les besoins nutritionnels ou métaboliques sont accrus.
Que disent les guides de pratique clinique ?
L'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a émis des recommandations précises concernant la consommation de compléments multivitaminés. Elle souligne que ces compléments sont des sources concentrées de nutriments, notamment des vitamines et des minéraux, destinés à compléter le régime alimentaire normal. L'EFSA insiste également sur l'importance de ne pas dépasser les limites supérieures de sécurité (UL) établies pour chaque nutriment afin d'éviter des effets indésirables sur la santé (6).
Conclusion de Minerva
Cette étude de cohorte portant sur 390 124 adultes américains sans antécédents de maladies chroniques majeures, n’a trouvé aucune preuve soutenant une amélioration de la longévité chez les adultes en bonne santé prenant régulièrement des multivitamines (MV). Cependant, nous ne pouvons pas exclure la possibilité que l'utilisation quotidienne de MV puisse être associée à d'autres résultats de santé liés au vieillissement. Avant de tirer des conclusions définitives, une reproduction de ces résultats dans d’autres cohortes et contextes est nécessaire pour confirmer ces observations. Une fois cette validation effectuée, de nouvelles études pourront être envisagées pour explorer l’impact de la prise de multivitamines tout au long de la vie, ainsi que leur effet potentiel sur des populations présentant des comorbidités spécifiques, qui pourraient en tirer un bénéfice.
- La rédaction Minerva. Multivitamines chez les hommes d’au moins 50 ans en prévention cardiovasculaire ? Minerva Analyse 28/05/2013.
- Sesso HD, Christen WG, Bubes V, et al. Multivitamins in the prevention of cardiovascular disease in men: the Physicians’ Health Study II randomized controlled trial. JAMA 2012;308:1751-60.
- CBIP. Associations de vitamines. Disponible sur : https://www.cbip.be/fr/chapters/15?frag=16857
- US Preventive Services Task Force, Mangione CM, Barry MJ, Nichilson W, et al. Vitamin, mineral, and multivitamin supplementation to prevent cardiovascular disease and cancer: US Preventive Services Task Force recommendation statement. JAMA 2022;327:2326-33. DOI: 10.1001/jama.2022.8970
- Loftfield E, O'Connell CP, Abnet CC, et al. Multivitamin use and mortality risk in 3 prospective US cohorts. JAMA Network Open 2024;7: e2418729. DOI: 10.1001/jamanetworkopen.2024.18729
- Autorité européenne de sécurité des aliments (efsa). Compléments alimentaires. URL: https://www.efsa.europa.eu/fr/topics/topic/food-supplements?
Auteurs
Tock R.
MSc Infirmières
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.
Glossaire
Healthy Eating Index-2015Code
Z01
A98
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