Analyse
Pas d’argument pour la restriction hydrique chez l’insuffisant cardiaque chronique.
Contexte
Les mesures dites hygiéno-diététiques font l’objet de réévaluation pour le traitement de l’insuffisance cardiaque chronique. L’effet du régime dit sans sel a été remis en cause. En 2013, Minerva (1) notait que, d’après différentes études, le débat sur le fait de réduire ou non l’apport en sel en cas d’insuffisance cardiaque chronique s’oriente de plus en plus vers une consommation normale de sel (2). En 2022, une étude randomisée (3), correctement menée d’un point de vue méthodologique, avec un suivi d’un an, n’avait montré aucune réduction de la mortalité toutes causes confondues et du nombre d’hospitalisations ou de visites aux urgences pour insuffisance cardiaque avec une restriction alimentaire en sel (sodium) par comparaison avec un régime alimentaire normal chez des patients ambulatoires atteints d’insuffisance cardiaque chronique (4). Cependant, étant donné que la taille d’échantillon proposée n’avait pas été atteinte et que la différence calculée de consommation de sodium entre le groupe intervention et le groupe témoin était limitée, l’étude n’avait pas suffisamment de puissance pour permettre de tirer des conclusions définitives. À noter que pour l’hypertension artérielle (5), la diminution de la consommation de sel a pour effet à court terme d’abaisser de manière importante la pression systolique et diastolique chez les personnes hypertendues (6). De plus, chez les normotendus, il y a une diminution discrète de la pression systolique en raison de la restriction du sel dans l’alimentation. En ce qui concerne la restriction hydrique, une revue systématique avec méta-analyse en réseau (7) n’avait pu apporter de conclusion en raison d’absence d’études ad hoc. Une étude randomisée (dite FRESH-UP) sur le sujet, réalisée aux Pays-Bas, a été publiée en 2025 (8).
Résumé
Population étudiée
- critères d’inclusion
- diagnostic d'insuffisance cardiaque (IC) chronique de classe II/III de la NYHA selon les recommandations en vigueur > 6 mois avant la randomisation
- adulte (âge ≥ 18 ans)
- critères d’exclusion
- cause réversible d'IC (troubles thyroïdiens, anémie sévère, carences vitaminiques)
- admission à l'hôpital pour IC dans les 3 mois suivant la randomisation
- IC chronique de classe NYHA I ou IV - hyponatrémie initiale (sodium < 130 mmol/l)
- débit de filtration glomérulaire estimé (DFGe) < 30 ml/min/1,73 m² initial
- modifications du traitement médical de l'IC au cours des 14 derniers jours précédant la randomisation
- chirurgie cardiaque programmée dans les 3 mois suivant la randomisation
- intervention coronarienne récente (dans les 3 mois) ou implantation d'un stimulateur cardiaque
- comorbidité pour laquelle une restriction hydrique est conseillée par un autre médecin traitant (par exemple, un néphrologue)
- espérance de vie inférieure à 6 mois
- le clinicien traitant estime que la participation à l'étude ne serait pas dans le meilleur intérêt du patient
- incapacité à fournir un consentement éclairé
- au total, 504 patients randomisés ; âge moyen de 69,2 ± 10,7 ans ; 67,3% d’hommes ; symptômes de classe II NYHA chez 87,1%, IC avec fraction d'éjection réduite chez 51,6%.
Protocole d’étude
- étude randomisée multicentrique ouverte réalisée aux Pays-Bas dont l’objectif principal est évalué par des questionnaires complétés par les patients
- randomisation 1/1 stratifiée par site avec blocs de taille variable pendant 3 mois entre :
- restriction hydrique à 1500 ml/24 heures (pratique clinique standard actuelle aux Pays-Bas) (n = 250)
- apport hydrique libre (n = 254).
Mesure des résultats
- critère de jugement primaire : effet d'un apport hydrique libre par rapport à une restriction hydrique standard sur la qualité de vie des patients ambulatoires atteints d'insuffisance cardiaque chronique, 3 mois après la randomisation, selon l'évaluation du score global (Overall Summary Score, OSS) du questionnaire sur la cardiomyopathie de Kansas City (KCCQ)
- critères de jugement secondaires :
- effet sur la sensation de soif, évalué par le TDS-HF (Thirst Distress Scale-for patients with Heart Failure)
- effet sur la qualité de vie 3 mois après la randomisation, évalué par le score clinique récapitulatif (CSS) du KCCQ, chacun des domaines (Total Symptom Score, TSS) du KCCQ
- effet sur l'apport hydrique déclaré par le patient à la semaine 6
- effet sur l'intensité de la soif déclarée par le patient (EVA)
- effet sur la sécurité, évaluée par le nombre d'occurrences du critère d'évaluation clinique composite : décès, hospitalisation toutes causes confondues et nécessité d'administrer des diurétiques de l'anse intraveineuse pendant la durée du suivi clinique de 6 mois.
Résultats
- critère de jugement primaire : score KCCQ-OSS à 3 mois de 74,0 dans le groupe avec apport hydrique libre, contre 72,2 dans le groupe avec restriction hydrique (différence moyenne après ajustement des scores initiaux de 2,17 avec IC à 95% de -0,06 à 4,39 ; p = 0,06)
- critères de jugement secondaires :
- sensation de soif : significativement plus faible en cas d’apport hydrique libre (TDS-HF : 16,9 contre 18,6 ; différence moyenne après ajustement des scores initiaux de -2,29 avec IC à 95% de -1,09 à -3,49 ; p < 0,001)
- effet sur la qualité de vie au suivi à 3 mois : scores KCCQ-CSS (score global clinique) et KCCQ-TSS (score total des symptômes) significativement plus élevés chez les patients du groupe de contrôle par rapport à ceux du groupe soumis à la restriction hydrique, avec des différences moyennes, après ajustement des scores initiaux, de 2,39 avec IC à 95% de 0,20 à 4,57 ; p = 0,03 et de 3,30 avec IC à 95% de 0,53 à 6,07 ; p = 0,02
- quantité moyenne de liquide ingérée, rapportée par les patients : significativement plus élevée dans le groupe recevant une hydratation libre (1,764 ml (IQR 1,488-2,156) contre (1,480 ml (IQR 1,357-1,561), différence de 284 ml ; p < 0,001)
- effet sur la sécurité : pas de différence significative, notamment concernant la mortalité, les hospitalisations pour insuffisance cardiaque ou les modifications du traitement médicamenteux (par exemple, l'instauration ou l'augmentation de dose de diurétiques de l'anse).
Conclusion des auteurs
Ces résultats suggèrent que la consommation libre de liquides n'a aucun effet néfaste et remettent en question la nécessité de restreindre les apports hydriques chez les patients atteints d'insuffisance cardiaque chronique stable et symptomatique.
Financement de l’étude
Par le Netherlands Heart Institute (support logistique), la Dutch Heart Foundation et l’Academic Alliance Fund of the Radboud University Medical Center, Nijmegen and Maastricht University Medical Center.
Conflit d’intérêts des auteurs
Multiples liens d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique rapportés par certains auteurs.
Discussion
Évaluation de la méthodologie
L’article publié dans la revue Nature Medicine ne suit pas les règles IMRAD. Il n’y a pas de section méthodologie et le lecteur est renvoyé vers le supplément en ligne où on peut retrouver les critères d’éligibilité et le protocole de l’étude, gros document à parcourir. Cette faille impose au lecteur de composer lui-même la section méthodologique de l’article.
Pour le calcul de la taille l’échantillon à recruter, en bref, en supposant une différence de 2,5 points entre les scores KCCQ-OSS au suivi (à 3 mois) des deux groupes, pour tester cette différence avec un seuil de signification de 0,05 et une puissance de 80%, les auteurs avaient besoin de 454 patients éligibles. Compte tenu d'un taux d'abandon de 10%, ils prévoyaient d'enrôler 506 patients, taille d'échantillon permettant également d'évaluer avec une puissance suffisante une différence de 1,5 point en termes de sensation de soif à 3 mois entre les deux groupes. Le nombre de patients à randomiser a été atteint : 504 patients ont été randomisés, 254 dans le bras avec apport hydrique libre et 250 dans celui avec restriction hydrique. Le questionnaire KCCQ a été respectivement rempli par 242 patients (95,3%) dans le groupe avec apport hydrique libre et par 233 patients (93,2%) dans le groupe avec restriction hydrique, au bout de 3 mois. Les caractéristiques initiales des patients étaient équivalentes dans les deux groupes de l'étude, à l'exception de l'utilisation d'un inhibiteur du récepteur de l'angiotensine-néprilysine (p = 0,030), de l'utilisation d'inhibiteurs du système rénine-angiotensine-aldostérone (p = 0,012) et des antécédents de fibrillation ou de flutter auriculaire (p = 0,041). Afin de limiter les biais potentiels inhérents aux études en ouvert, les analyses des évènements cliniques et de sécurité ont été menées en double aveugle (conception PROBE). Les scores de soif et de consommation sont auto-déclarés, donc sujets à biais. L’analyse principale du critère primaire n’a pas imputé les données manquantes, mais une analyse de sensibilité avec imputation multiple a été réalisée montrant un résultat similaire. Une analyse per-protocole a été réalisée et a confirmé les résultats de l’analyse en intention de traiter. Cette analyse repose sur une définition rigoureuse de l’adhésion au protocole dans le bras « restriction hydrique ». Les patients étaient considérés comme adhérents uniquement s’ils déclaraient une consommation quotidienne de liquides inférieure ou égale à 1 500 ml pendant au moins cinq jours sur une période de sept jours consécutifs, telle que mesurée à la sixième semaine de suivi. En l’absence de données auto-déclarées, les patients étaient classés comme non adhérents. À noter que, par définition, tous les patients du bras « apport hydrique libre » étaient considérés comme adhérents.
Évaluation des résultats
L’étude « FRESH-UP est le plus important essai clinique randomisé à ce jour sur l'effet des recommandations concernant la consommation de liquides (libre ou restreinte) chez les patients atteints d'insuffisance cardiaque chronique. Les résultats rapportés par les patients et la tolérance ne montre pas d’avantage pour la restriction hydrique dans l’insuffisance cardiaque chronique. Après trois mois, aucune différence significative n'a été observée au niveau du score KCCQ-OSS, tandis que la sensation de soif était significativement moindre dans le groupe bénéficiant d'un régime hydrique libre. Notons que bien que la différence moyenne sur le score KCCQ-OSS ne soit pas significative, environ un tiers des patients du groupe à apport hydrique libre ont présenté une amélioration cliniquement significative (≥ 5 points), contre un quart dans le groupe restriction. Cette tendance, bien que non significative (p = 0,19), pourrait être pertinente pour certains profils de patients.
Elle porte cependant sur une population relativement restreinte et avec une durée de suivi trop courte avec un nombre insuffisant de participants pour permettre d'analyser les évènements cliniques tels que la mortalité ou les hospitalisations. Pour la généralisation, la majorité des participants à l'étude étaient des hommes blancs d'origine européenne, ce qui ne reflète pas la diversité de la population générale atteinte d'insuffisance cardiaque. Par conséquent, les résultats de cette étude ne sont pas nécessairement généralisables aux femmes ou aux patients d'autres groupes ethniques. Les données relatives à la consommation de liquides rapportées par les patients à la 6ème semaine peuvent ne pas être représentatives de leur consommation habituelle pendant toute la durée de l'étude et on ne peut exclure un biais de désirabilité sociale ou de mémorisation dans les auto-déclarations. Le niveau de respect des recommandations comportementales a pu atténuer la capacité à détecter les différences entre les groupes. D'autres données concernant l'alimentation (par exemple, la consommation de sodium) n'ont pas été collectées.
Que disent les guides de pratique clinique ?
La société européenne de cardiologie (ESC) dans ses recommandations de 2021 (9) conseille d’éviter la consommation de gros volumes de liquides. Chez les patients atteints d'insuffisance cardiaque sévère et d'hyponatrémie, une restriction hydrique à 1,5-2 litre par jour peut être envisagée afin de soulager les symptômes et de réduire la rétention de liquide. Dans leurs recommandations de pratique clinique publiées en 2022, les sociétés américaines (10) considèrent que chez les patients atteints d'insuffisance cardiaque avancée et d’hyponatrémie, l'efficacité de la restriction hydrique pour réduire les symptômes de congestion reste incertaine. Dans la conférence de consensus de l’INAMI en 2024 (11), partant du guide de pratique clinique WOREL (12) et de la présentation de l’expert, le jury a conclu que la restriction hydrique n’est bénéfique que dans un contexte aigu où le patient est en surcharge (hyponatrémie) et déshydraté. En l’absence d’hyponatrémie, la restriction hydrique excessive ne présente pas d’avantages. « Boire à sa soif » conseille-t-elle (Avis d’expert/expert opinion, recommandation forte).
Conclusion de Minerva
Les résultats de cet essai clinique randomisé multicentrique montrent qu'une consommation de liquides non restreinte n'a pas entraîné de différence significative sur l'état de santé des patients, comparée à une restriction à 1500 ml par jour. Cependant, la consommation libre de liquides a permis de réduire la sensation de soif. Aucun problème de sécurité n'a été observé avec la consommation libre de liquides, comme en témoignent l'absence de différences significatives concernant les évènements indésirables, notamment la mortalité, les hospitalisations pour insuffisance cardiaque ou les modifications du traitement médicamenteux. Ces résultats remettent donc en question la nécessité de restreindre la consommation de liquides chez les patients atteints d'insuffisance cardiaque chronique stable et symptomatique.
- De Cort P. Insuffisance cardiaque chronique systolique : moins de sel alimentaire ? Minerva Analyse 28/06/2013.
- DiNicolantonio JJ, Pasquale PD, Taylor RS, Hackam DG. Low sodium versus normal sodium diets in systolic heart failure: systematic review and meta-analysis. Heart 2012. Published Online First 21 August 2012. DOI: 10.1136/heartjnl-2012-302337
- De Cort P. La restriction sodée est-elle utile en cas d’insuffisance cardiaque ? Minerva Analyse 18/05/2022.
- Ezekowitz JA, Colin-Ramirez E, Ross H, et al. Reduction of dietary sodium to less than 100 mmol in heart failure (SODIUM-HF): an international, open-label, randomised, controlled trial. Lancet 2022;399:1391-1400. DOI: 10.1016/S0140-6736(22)00369-5
- De Cort P. Qu’en est-il de l’effet de la restriction sodée sur la tension artérielle ? Minerva Analyse 18/12/2021.
- Graudal NA, Hubeck-Graudal T, Jurgens G. Effects of low sodium diet versus high sodium diet on blood pressure, renin, aldosterone, catecholamines, cholesterol and triglyceride. Cochrane Database Syst Rev 2020, Issue 12. DOI: 10.1002/14651858.CD004022.pub5
- Li Y, He W, Jiang J, et al. Non-pharmacological interventions in patients with heart failure with reduced ejection fraction: a systematic review and network meta-analysis. Arch Phys Med Rehabil 2024;105:963‑74. DOI: 10.1016/j.apmr.2023.07.004
- Herrmann JJ, Brunner-La Rocca HP, Baltussen LE, et al. Liberal fluid intake versus fluid restriction in chronic heart failure: a randomized clinical trial. Nat Med 2025;31:2062-8. DOI: 10.1038/s41591-025-03628-4
- McDonagh TA, Metra M, Adamo M, et al. 2021 ESC Guidelines for the diagnosis and treatment of acute and chronic heart failure. Eur Heart J 2021;42:3599‑726. DOI: 10.1093/eurheartj/ehab368
- Heidenreich PA, Bozkurt B, Aguilar D, et al. 2022 AHA/ACC/HFSA Guideline for the management of heart failure: a report of the American College of Cardiology/American Heart Association Joint Committee on Clinical Practice Guidelines. J Am Coll Cardiol 2022;79:e263‑421. DOI: 10.1016/j.jacc.2021.12.011
- INAMI. La prise en charge de l’insuffisance cardiaque. Réunion de consensus du 28/11/2024. Conclusions - rapport du jury - texte long. Disponible sur: https://www.inami.fgov.be/fr/publications/reunions-de-consensus-rapports-du-jury
- Smeets M, Van Cauwenbergh S, Mokrane S, et al. Insuffisance cardiaque chronique. Mise à jour. Groupe de travail Développement de Guides de pratique de première ligne 2024.
Auteurs
Sculier J.P.
Institut Jules Bordet; LabMeF, Université Libre de Bruxelles
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.
Code
I50
K77
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