Revue d'Evidence-Based Medicine



Des antibiotiques topiques en cas de conjonctivite bactérienne aiguë ?



Minerva 2024 Volume 23 Numéro 4 Page 82 - 85

Professions de santé

Infirmier, Médecin généraliste, Pharmacien

Analyse de
Chen YY, Liu AH, Nurmatov U, et al. Antibiotics versus placebo for acute bacterial conjunctivitis. Cochrane Database Syst Rev 2023, Issue 3. DOI: 10.1002/14651858.CD001211.pub4


Question clinique
Quel est l’effet des antibiotiques topiques, comparés à un placebo, sur la guérison clinique et microbiologique de la conjonctivite bactérienne aiguë chez l’enfant et chez l’adulte ?


Conclusion
Cette mise à jour d’une revue systématique de la Cochrane avec méta-analyse montre que le traitement antibiotique topique de la conjonctivite bactérienne augmente légèrement les chances de guérison clinique et microbiologique. Les taux de guérison élevés avec le placebo confirment également le caractère spontanément résolutif de l’affection. La décision s’appuie sur des études présentant de possibles lacunes méthodologiques, ce qui fait que la certitude des preuves est modérée. Les deux seules études menées en médecine générale ne montrent aucun bénéfice statistiquement significatif de l'acide fusidique et du chloramphénicol topiques. Il n’existe pas non plus de preuves concluantes montrant que les quinolones seraient plus efficaces que les autres antibiotiques. Il n’est donc pas nécessaire de modifier les guides de pratique clinique : l’attentisme reste la première approche. Mais si l’on opte pour un antibiotique, on évitera les quinolones.


Contexte

L’incidence de la conjonctivite infectieuse est d’environ 13 pour 1000 années-patients (1), et la plupart de ces patients sont traités avec un antibiotique topique (2). En 2012, Minerva (3) a traité d’une synthèse méthodique avec méta-analyse (4) concernant le traitement de la conjonctivite bactérienne en première ligne de soins. La conclusion était qu’un traitement par antibiotique topique, comparé à un placebo, n’était pas utile en cas de conjonctivite infectieuse aiguë (moins de 4 semaines). Ce n’est qu’en présence de sécrétions purulentes et de légère rougeur oculaire qu’une différence statistiquement significative était constatée, mais sa pertinence clinique s’avérait sujette à caution. En 2012, une synthèse méthodique avec méta-analyse Cochrane (5) a inclus tant des études menées en première ligne qu’en deuxième ligne. Les auteurs ont conclu que la conjonctivite bactérienne aiguë se résolvait souvent spontanément. Mais aussi que, par comparaison avec un placebo, les collyres à base d’antibiotiques augmentaient les chances de guérison clinique et bactérienne. La synthèse méthodique Cochrane a été mise à jour en 2023 (6).

 

 

Résumé

 

Méthodologie 

Synthèse méthodique et méta-analyse.

 

Sources consultées

  • le registre Cochrane des essais contrôlés (Cochrane Central Register of Controlled Trials, CENTRAL), MEDLINE, Embase, Clinical Trials.gov, la plate-forme internationale d’enregistrement des essais cliniques (International Clinical Trials Registry Plateform, ICTRP) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ; jusqu’au 11 mai 2022
  • listes des références des articles trouvés et précédente méta-analyse ; si nécessaire, des informations complémentaires ont été demandées aux auteurs ou recherchées par le biais du moteur de recherche Google 
  • pas de restriction quant à la langue et à la date de publication.

 

Études sélectionnées

  • critères d’inclusion : études randomisées, placebo-contrôlées, qui comparaient des antibiotiques topiques ou systémiques, avec ou sans corticoïdes, à un placebo (ou à un excipient) pour le traitement de la conjonctivite bactérienne aiguë
  • au total, 21 études ont été incluses : dans 15 études, le traitement était un traitement topique constitué d’un collyre ou d’une pommade ophtalmique à base de quinolones (bésifloxacine (N = 5), ciprofloxacine (N = 1), gatifloxacine (N = 2), lévofloxacine (N = 1), moxifloxacine (N = 5), norfloxacine (N = 1)) ; les autres études examinaient un traitement topique par azithromycine (N = 2), tobramycine (N = 1), polymyxine + bacitracine (N = 1), acide fusidique (N = 1), chloramphénicol (N = 1) ; le nombre d’applications quotidiennes variait, allant de deux à huit fois par jour ; dans 2 études, le traitement débutait avec une dose de charge pendant 1 ou 2 jours, puis la dose était diminuée progressivement pendant 1 à 6 jours ; la durée du traitement était en moyenne de 5 jours, allant de 3 à 7 jours ; dans 1 étude, le traitement se poursuivait jusqu’à 48 heures après la guérison ; 2 études ont été menées explicitement en médecine générale.

 

Population étudiée

  • critères d’inclusion : âge > 1 mois ; diagnostic clinique ou bactériologique de conjonctivite bactérienne aiguë ; présence de symptômes depuis maximum 4 semaines
  • finalement, inclusion de 8805 personnes, médiane par étude : 326 (interquartile 180 à 544) par étude ; dans deux tiers des études, l’âge variait de 1 an à 97 ans ; dans 2 études, seuls étaient inclus des adultes de plus de 18 ans ; dans 3 études, seuls étaient inclus des enfants (jusqu’à 18 ans) ; la médiane était de 58% de femmes (interquartile 56% à 59%) (N = 17) et de 74,6% de Blancs (interquartile 67,8% à 79,7%) (N = 11).

 

Mesure des résultats

  • critères de jugement primaires : 
    • guérison clinique : pourcentage de participants (ou d’yeux) avec résolution des symptômes à la fin du traitement selon la définition donnée dans l’étude
    • guérison microbiologique : pourcentage de participants (ou d’yeux) avec disparition de l’agent causal à la fin du traitement selon la définition donnée dans l’étude
  • critères de jugement secondaires : 
    • traitement incomplet : pourcentage de participants qui arrêtent le traitement, quittent l’étude ou abandonnent avant la fin du traitement
    • persistance de l’infection : pourcentage de participants présentant des signes persistants d’infection, comme une rougeur ou des sécrétions purulentes
    • effets indésirables : pourcentage de participants présentant des effets indésirables ophtalmologiques (réaction allergique, douleur ou gêne oculaire, gonflement des paupières) ou généraux (réaction allergique, prolifération bactérienne)
  • méta-analyse en intention de traiter (ITT), et méta-analyse en intention de traiter modifiée (ITTm) (uniquement pour les patients chez qui la culture bactérienne est positive)
  • modèle à effets aléatoires.

 

Résultats

  • guérison clinique à la fin du traitement (jour 4 à 9) :
    • 5 RCTs (n = 1474) ont rapporté les résultats sur la base de la population ITT
      • 68% de guérison avec les antibiotiques, contre 56% avec le placebo ; RR de 1,26 avec IC à 95% de 1,09 à 1,46 (GRADE modéré)
        • 61% de guérison avec les quinolones, contre 50% avec le placebo (N = 3, n = 968) ; RR de 1,22 avec IC à 95% de 1,09 à 1,37
        • 83% de guérison avec les autres antibiotiques, contre 66% avec le placebo (N = 2, n = 506) ; RR de 1,36 avec IC à 95% de 0,83 à 2,23
    • 11 RCTs (n = 3121) ont rapporté les résultats sur la base de la population ITTm : 
      • 61% de guérison avec les antibiotiques, contre 48% avec le placebo ; RR de 1,26 avec IC à 95% de 1,17 à 1,37 (GRADE modéré)
        • 60% de guérison avec les quinolones, contre 47% avec le placebo (N = 9, n = 2 892) ; RR de 1,28 avec IC à 95% de 1,18 à 1,4
        • 71% de guérison avec les autres antibiotiques, contre 62% avec le placebo (N = 2, n = 229) ; RR de 1,16 avec IC à 95% de 0,95 à 1,41 
  • guérison microbiologique à la fin du traitement : 
    • 1 RCT (n = 66) ont rapporté les résultats sur la base de la population ITT : RR de 2,54 avec IC à 95% de 1,48 à 4,37 (GRADE modéré)
    • 10 RCTs (n = 2827) ont rapporté les résultats sur la base de la population ITTm : 
      • 80% de guérison avec les antibiotiques, contre 56% avec le placebo ; RR de 1,26 avec IC à 95% de 1,17 à 1,37 (GRADE modéré)
        • 79% de guérison avec les quinolones, contre 55% avec le placebo (N = 7, n = 2498) ; RR de 1,56 avec IC à 95% de 1,33 à 1,83
        • 86% de guérison avec les autres antibiotiques, contre 62% avec le placebo (N = 2, n = 329) ; RR de 1,43 avec IC à 95% de 1,09 à 1,88 
  • résultats des critères de jugement secondaires :
    • moindre risque de traitement incomplet avec des antibiotiques qu’avec le placebo (RR de 0,64 avec IC à 95% de 0,52 à 0,78 ; N = 13, n = 5573) (GRADE modéré)
    • moins de symptômes persistants avec les antibiotiques qu’avec le placebo (RR de 0,73 avec IC à 95% de 0,65 à 0,81 ; (N = 19, n = 5280) (GRADE modéré)
    • moins de personnes développant une ou plusieurs complications ophtalmologiques avec les quinolones qu’avec le placebo (RR de 0,70 avec IC à 95% de 0,54 à 0,90 ; N = 4, n = 3455), mais pas de différence entre les autres antibiotiques et le placebo (N = 3, n = 556) (GRADE très faible).

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que les antibiotiques topiques, comparés à un placebo, sont associés à une augmentation modérée de la probabilité de résolution. Comme aucun effet indésirable grave n’a été signalé, les antibiotiques peuvent être envisagés pour obtenir une meilleure efficacité clinique et microbiologique qu’avec un placebo. Une guérison plus rapide, ou une guérison clinique chez un plus grand nombre de patients, ou les deux, ont leur importance pour le retour au travail ou à l’école, ce qui permet aux patients de retrouver leur qualité de vie. De futures études portant sur les antibiotiques topiques seraient utiles en raison des coûts et de l’augmentation de la résistance aux antibiotiques.

 

Financement de l’étude

Université de Maastricht (Pays-Bas), National Eye Institute (États-Unis), Public Health Agency (Royaume-Uni), Jueens’s University Belfast (Royaume-Uni).

 

Conflits d’intérêt des auteurs

Deux auteurs ont mentionné un soutien financier du National Eye Institute, National Institutes of Health, États-Unis ; les autres auteurs ne mentionnent pas de conflits d’intérêt.

 

 

Discussion

Évaluation de la méthodologie

Cette revue systématique de la Cochrane avec méta-analyse a été effectuée de manière stricte en suivant la méthodologie de la Cochrane Collaboration : consultation de plusieurs bases de données ; si nécessaire, contact avec les auteurs pour obtenir des informations complémentaires ; définition préalable des critères d’inclusion et des critères de jugement (y compris les moments de l’évaluation) ; évaluation de la qualité méthodologique et extraction des données par des auteurs agissant de manière indépendante ; et (méta-)analyse transparente des résultats. Sur les 21 études incluses, seulement 4 présentaient un risque de biais globalement faible. Une étude présentait un risque de biais globalement élevé dû au fait que le compte rendu des résultats était incomplet. Dans 14 études, on ne sait pas clairement s’il y a eu préservation du secret de l’attribution. Toutes les études ont été menées en double aveugle. Un biais de notification ne peut être exclu pour 9 études. En raison de lacunes méthodologiques possibles dans la plupart des études, les auteurs estiment la certitude des preuves (GRADE) comme étant « modérée ». Comme en outre les résultats concernant les effets indésirables étaient imprécis, un GRADE « très faible » a été attribué au résultat sommé.

 

Évaluation des résultats

Il s’agit ici d’une mise à jour de la synthèse méthodique Cochrane de 2012 (5). Malgré l’ajout de 10 nouvelles études, les résultats restent en grande partie inchangés : par comparaison avec un placebo, un traitement par antibiotiques topiques peut constituer une plus-value limitée dans la conjonctivite bactérienne. Près de deux tiers des études portaient sur l’effet des quinolones. Une étude examinait l’effet de l’acide fusidique, et une étude, celui du chloramphénicol. L’étude portant sur l’acide fusidique (7), qui a fait l’objet d’une analyse dans Minerva (8), a été menée aux Pays-Bas dans des centres de médecine générale auprès de 181 patients présentant une rougeur à l’œil et des sécrétions purulentes ou mucopurulentes. Après 7 jours, aucune différence entre le gel à base d’acide fusidique et le placebo (4 fois par jour) n’a pu être montrée quant à la guérison clinique (62% contre 59%). Ce résultat négatif n’a probablement pas été inclus dans la méta-analyse actuelle parce qu’il concernait des données per protocole. L’étude portant sur le chloramphénicol (9) a également été menée en médecine générale chez des enfants âgés en moyenne de 3,5 ans (ET : 2,5 ans) ; elle comparait un collyre contenant du chloramphénicol à 0,5% et un autre contenant de l’acide borique à 1,5% et du borax à 0,3%. Ici non plus, aucune différence statistiquement significative quant à la guérison n’a été observée après 7 jours (86% contre 83%). La méta-analyse actuelle montre une amélioration clinique plus importante avec les quinolones qu’avec le placebo, et ce de manière statistiquement significative, ce qui n’est pas le cas avec les autres antibiotiques. Il y avait toutefois une importante hétérogénéité clinique en termes de population étudiée, de durée du traitement et de schéma posologique, ce qui complique l’interprétation de ce résultat. De plus, un taux de guérison significatif a également été observé dans les groupes placebo, ce qui souligne une fois de plus la nature spontanément résolutive de l’affection. Les larmes artificielles étaient souvent utilisées comme placebo. Nous ne pouvons pas non plus exclure qu’elles puissent également avoir un effet et être associées à des effets indésirables. Nous ne pouvons toutefois faire aucune déclaration concernant les effets indésirables en raison du manque de preuves. Il est donc très difficile, à partir de cette méta-analyse, de peser le pour et le contre des antibiotiques topiques (en particulier des quinolones) dans la conjonctivite bactérienne. Il convient également de noter que, selon les critères de la classification AWaRe de l’OMS, les quinolones font partie de la catégorie « WATCH » (www.who.int/publications/i/item/2021-aware-classification) en raison du fait que ces antibiotiques peuvent rapidement conduire à une résistance ; leur prescription est donc restreinte. Enfin, il est également frappant de constater qu’il n’y a pas de différence quant à l’efficacité clinique entre les résultats de la population ITT et ceux de la population ITTm. Cela tend à montrer l’inutilité d’une analyse bactériologique pour le choix de la stratégie. 

 

Que disent les guides de pratique clinique ? 

La recommandation suivante se trouve dans le « Guide belge de traitement anti-infectieux en pratique ambulatoire » : dans la conjonctivite aiguë, les antibiotiques ne sont généralement pas indiqués pour une personne en bonne santé (10). Les antibiotiques peuvent être envisagés en cas de problèmes graves, si le patient porte des lentilles de contact ou en absence d’amélioration après 3 à 4 jours de rinçage à l’eau (10). Les antibiotiques sont, par contre, indiqués chez les patients à risque (par exemple, les patients immunodéprimés ou les personnes souffrant d’une oculopathie). Si l’on opte pour des antibiotiques, il est recommandé que le choix porte sur un collyre contenant du chloramphénicol ou sur un gel à base d’acide fusidique (10). 

 

 

Conclusion de Minerva

Cette mise à jour d’une revue systématique de la Cochrane avec méta-analyse montre que le traitement antibiotique topique de la conjonctivite bactérienne augmente légèrement les chances de guérison clinique et microbiologique. Les taux de guérison élevés avec le placebo confirment également le caractère spontanément résolutif de l’affection. La décision s’appuie sur des études présentant de possibles lacunes méthodologiques, ce qui fait que la certitude des preuves est modérée.  Les deux seules études menées en médecine générale ne montrent aucun bénéfice statistiquement significatif de l'acide fusidique et du chloramphénicol topiques. Il n’existe pas non plus de preuves concluantes montrant que les quinolones seraient plus efficaces que les autres antibiotiques. Il n’est donc pas nécessaire de modifier les guides de pratique clinique : l’attentisme reste la première approche. Mais si l’on opte pour un antibiotique, on évitera les quinolones. 

 

 


Références 

  1. Nivel Zorgregistraties Eerste Lijn. Incidenties en prevalenties. Nivel, 2022.
  2. Rietveld RP, ter Riet G, Bindels PJ, et al. Do general practitioners adhere to the guideline on infectious conjunctivitis? Results of the second Dutch national survey of general practice. BMC Fam Pract 2007;8:54. DOI: 10.1186/1471-2296-8-54
  3. Chevalier P. Conjonctivite aiguë en première ligne de soins : pas d’antibiotique ? MinervaF 2012;11(2):21-2.
  4. Jefferis J, Perera R, Everitt H, et al. Acute infective conjunctivitis in primary care: who needs antibiotics? Br J Gen Pract 2011;61:e542-e548. DOI: 10.3399/bjgp11X593811
  5. Sheikh A, Hurwitz B, van Schayck CP, et al. Antibiotics versus placebo for acute bacterial conjunctivitis. Cochrane Database Syst Rev 2012, Issue 9. DOI: 10.1002/14651858.CD001211.pub3
  6. Chen YY, Liu AH, Nurmatov U, et al. Antibiotics versus placebo for acute bacterial conjunctivitis. Cochrane Database Syst Rev 2023, Issue 3. DOI: 10.1002/14651858.CD001211.pub4
  7. Rietveld R, ter Riet G, Bindels P, et al. The treatment of acute infectious conjunctivitis with fusidic acid: a randomised controlled trial. Br J Gen Pract 2005;55:924-30
  8. Chevalier P. Acide fusidique pour traiter la conjonctivite? MinervaF 2006;5(9):142-4.
  9. Rose PW, Harnden A, Brueggemann AB, et al. Chloramphenicol treatment for acute infective conjunctivitis in children in primary care: a randomised double-blind placebo-controlled trial. Lancet 2005;366:37-43. DOI: 10.1016/S0140-6736(05)66709-8
  10. Conjonctivite aiguë. Guide belge de traitement anti-infectieux en pratique ambulatoire. BAPCOC, 2022.  




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