Analyse


Prescription de statines et d’antihypertenseurs : exprimer le bénéfice attendu en gain d'espérance de vie sans maladie cardiovasculaire ?


17 11 2019

Professions de santé

Médecin généraliste, Pharmacien
Analyse de
Jaspers N, Visseren F, Numans M, et al. Variation in minimum desired cardiovascular disease-free longevity benefit from statin and antihypertensive medications: a cross-sectional study of patient and primary care physician perspectives. BMJ open 2018;8:e021309. DOI: 10.1136/ bmjopen-2017-021309


Conclusion
Les auteurs concluent qu’il y a une grande variation dans la notion de gain d’espérance de vie pertinent. Ensuite, le bénéfice souhaité diffère entre les médecins et les patients. Enfin, en fonction du profil de risque du patient, le bénéfice espéré peut être supérieur au bénéfice atteignable. Ils préconisent donc une décision médicale partagée basée non pas sur le risque mais sur le gain d’espérance de vie. Malgré les biais méthodologiques retrouvés, cette étude pose la question de la discordance entre les attentes des patients et des médecins et leurs inadéquations avec les gains réels d’espérance de vie lors du choix d’un traitement préventif.


Que disent les guides de pratique clinique ?
La réunion de consensus de l’INAMI de 2014 sur les hypolipémiants préconise l’utilisation d’outils basés sur le NNT (number needed to treat) pour faciliter la décision médicale partagée dans le cadre de la prescription de statines. Cette étude observationnelle met en évidence que, dans le cadre de la prescription d’antihypertenseurs et/ou de statines, des outils basés sur le gain d’espérance de vie sans maladie cardiovasculaire seraient peut-être plus adaptés.



L’« evidence based medecine » repose sur 3 piliers : les preuves scientifiques, l’expérience du prestataire et les préférences du patient (1). Dans un précédent éditorial de Minerva (2) nous avons évoqué une étude transversale américaine (3) rapportant que les décisions médicales étaient pourtant souvent prises par le thérapeute. En 2014, nous avons rappelé dans Minerva (4) la nécessité de déterminer une balance bénéfices-risques individuelle à partir des données factuelles et des caractéristiques du patient pour permettre à celui-ci d’effectuer un choix éclairé, aussi bien pour le commencement d’une thérapie que pour une abstention (ou suspension) possible de prescription. C’est le principe de la décision médicale partagée.

Plusieurs outils permettent d’identifier les patients à haut risque cardiovasculaire et de déterminer leur pronostic (ex : tables SCORE (5)). Certains calculateurs disponibles en ligne, comme le JBS3 de la Joint British Societies for the Prevention of Cardiovascular Disease, permettent d’estimer le bénéfice-risque individuel d’un patient avec et sans traitement préventif en support de la décision médicale partagée (6).

 

Peu de données sont actuellement disponibles sur les attentes réelles des patients en termes de gain d’espérance de vie sans maladie cardiovasculaire (CV) lors de la prescription d’une statine ou d’un antihypertenseur. Cette question a fait l’objet d’une récente étude observationnelle transversale néerlandaise (7).

Cette étude a porté sur deux groupes : le premier comporte 400 médecins généralistes (164 femmes, âge médian : 55 ans) recrutés lors d’une conférence de formation continue ; le second est composé de 523 patients (260 femmes, âge médian : 69 ans) sélectionnés lors de 3 séances d’information organisées sur une seule journée et portant sur la prévention cardiovasculaire primaire et secondaire. Ce mode de recrutement des patients constitue un biais de sélection, les patients assistant à ce type de conférence étant probablement mieux informés et sensibilisés. Notons également que le contenu de la conférence n’est pas décrit. Les caractéristiques des sujets sont succinctes et incomplètes. Parmi les patients, 283 souffrent de maladie CV (les détails ne sont pas présentés dans l’article), 333 prennent ou ont déjà pris un antihypertenseur et 353 sont ou ont été sous statine. Les données des médecins sur leurs antécédents vasculaires et sur les thérapeutiques suivies ne sont pas mentionnées.

L’objectif primaire est double. Déterminer :

  • le nombre de mois d’espérance de vie supplémentaires sans maladie CV à partir duquel 50% des patients et des médecins (comme consommateurs) seraient prêts à prendre une statine toute leur vie
  • le nombre de mois d’espérance de vie supplémentaires sans maladie CV à partir duquel 50% des médecins (comme prescripteurs) et des patients estiment qu’il est pertinent d’accepter une prise d’une statine ou d’un antihypertenseur pendant 10 ans.

Les objectifs secondaires sont multiples : influence des variables confondantes sur les réponses (âge, sexe, comorbidités, statut cardiovasculaire), nombre maximal d’années durant lesquelles le médecin serait prêt à prendre une statine pour gagner 1 an de vie en bonne santé, nombre de patients et de médecins (comme consommateurs) estimant que le nombre maximum de mois proposé dans l’étude (42 mois) est insuffisant pour justifier une prise chronique de statine, comparaison des attentes des participants avec le gain d’espérance de vie atteignable en prévention primaire.

Chaque groupe est invité à répondre à un questionnaire à choix multiples.

Au total, 50% des médecins seraient prêts à prendre une statine toute leur vie pour vivre 24 mois de plus sans maladie CV (écart interquartile (IQR) 23-36), contre 42 mois pour les patients (IQR 12-42). En prévention primaire, le gain d’espérance de vie atteignable par la prise quotidienne de 40 mg de simvastatine varie de 4 à 49 mois et est d’autant plus grand que le sujet est jeune et à haut risque. 50% des médecins espèrent un gain de 12 mois de vie en bonne santé en prescrivant une statine (IQR 10-12) ou un antihypertenseur (IQR 8-12) pendant 10 ans à leurs patients, tandis que ceux-ci préfèreraient un gain de 14 mois (IQR 10-14 pour les deux molécules). En fonction du risque de base, le gain espéré avec un antihypertenseur peut être supérieur à celui atteignable en pratique clinique (de 4 à 35 mois).

Les femmes ont une attente significativement plus grande que les hommes en termes de gain d’espérance de vie pour la prise chronique de statines (30 mois (IQR24-36) versus 24 mois (IQR12-36, p = 0,003)). Les autres variables confondantes jouent peu de rôle. Médecins et patients accepteraient de prendre une statine pendant 10 ans (IQR 10-20 et 5-20 respectivement) pour gagner 1 an sans maladie CV. 12,9% des médecins et 20% des patients considèrent qu’un gain d’espérance de vie sans maladie CV de 42 mois est encore insuffisant pour justifier la prise d’une statine. A noter que les médecins ont des attentes plus importantes en gain d’espérance de vie pour les statines que pour les antihypertenseurs ; les patients, eux, ne font pas de différence.

 

Conclusion

Les auteurs concluent qu’il y a une grande variation dans la notion de gain d’espérance de vie pertinent. Ensuite, le bénéfice souhaité diffère entre les médecins et les patients. Enfin, en fonction du profil de risque du patient, le bénéfice espéré peut être supérieur au bénéfice atteignable. Ils préconisent donc une décision médicale partagée basée non pas sur le risque mais sur le gain d’espérance de vie.

Malgré les biais méthodologiques retrouvés, cette étude pose la question de la discordance entre les attentes des patients et des médecins et leurs inadéquations avec les gains réels d’espérance de vie lors du choix d’un traitement préventif.

 

Pour la pratique 

La réunion de consensus de l’INAMI de 2014 sur les hypolipémiants (8) préconise l’utilisation d’outils basés sur le NNT (number needed to treat) pour faciliter la décision médicale partagée dans le cadre de la prescription de statines. Cette étude observationnelle met en évidence que, dans le cadre de la prescription d’antihypertenseurs et/ou de statines, des outils basés sur le gain d’espérance de vie sans maladie cardiovasculaire seraient peut-être plus adaptés.

 

 

Références 

  1. Adriaenssens J, Eyssen M, Mertens R, et al. Vers un plan intégré d’evidence based practice en Belgique. Première partie : plan de gouvernance. Synthèse. Health Services Research (HSR). Bruxelles: Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE). 2017. KCE Reports 291Bs. D/2017/10.273/55.
  2. Cantelli F, Henrard G. L’EBM à l’épreuve de la participation des patients. [Editorial] MinervaF 2014;13(5):53.
  3. Fowler FJ Jr, Gerstein BS, Barry MJ. How patient centered are medical decisions? Results of a national survey. JAMA Intern Med 2013;173:1215-21. DOI: 10.1001/jamainternmed.2013.6172
  4. Chevalier P. S’abstenir de prescrire ? [Editorial] MinervaF 2016;15(5):108-9.
  5. European Society of cardiology. SCORE risk charts. Disponible sur : https://www.escardio.org/Education/Practice-Tools/CVD-prevention-toolbox/SCORE-Risk-Charts
  6. Joint British Societies for the Prevention of Cardiovascular Disease. Risk calculator. Disponible sur : http://www.jbs3risk.com/pages/risk_calculator.htm
  7. Jaspers N, Visseren F, Numans M, et al. Variation in minimum desired cardiovascular disease-free longevity benefit from statin and antihypertensive medications: a cross-sectional study of patient and primary care physician perspectives. BMJ open 2018;8:e021309. DOI: 10.1136/bmjopen-2017-021309
  8. INAMI. L’usage rationnel des hypolipidémiants. Réunion de consensus du 22-05-2014. Conclusions - Rapport du jury – Texte longue.

 

 




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