Analyse
Efficacité des médicaments opioïdes versus non opioïdes pour la fonction et la douleur chez les patients douloureux chroniques au niveau du dos, de la hanche ou du genou
Par définition les patients souffrant de douleur chronique non liée au cancer sont synonyme de mise en échec – ou à tout le moins de préoccupation sérieuse – tant pour les soignants de première que de deuxième ligne. Minerva a déjà analysé plusieurs recherches concernant l’efficacité des médicaments opioïdes dans cette indication, qui ont montré pour seul bénéfice une efficacité supérieure des médicaments opioïdes versus placebo sur la douleur à court terme (1-3). Par rapport aux autres critères de jugement (en particulier la fonction) l’efficacité des opioïdes reste décevante et leurs effets secondaires très sérieux : entre autres constipation, vertiges, somnolence, transpiration, nausées (2,4,5). Le risque de mortalité accrue lié aux surdosages a par ailleurs été largement décrit dans la littérature (6-8) et relayé par Minerva (9).
Si la plupart des études considérées dans les synthèses méthodiques étaient de durée moyenne (de 6 à 16 semaines dans la revue Cochrane (5)), nous disposions jusqu’à présent de peu de preuves sur des études d’au moins 1 an comparant les opioïdes à d’autres médicaments non placebo. Or il est probable que les études de courte durée surestiment l’efficacité des antalgiques (10).
L’essai SPACE considéré ici (11) a inclus des patients souffrant de douleurs chroniques non liées au cancer (lombalgies chroniques, coxalgies ou gonalgies arthrosiques chroniques), pour comparer l’efficacité des antalgiques opioïdes versus antalgiques non opioïdes sur la fonction liée à la douleur (critère de jugement primaire), l’intensité de la douleur ainsi que les effets indésirables des médicaments. 240 patients ont été randomisés dans les 2 groupes et suivis pendant 12 mois. Les évaluateurs ignoraient le traitement pris par les patients. Dans chacun des 2 groupes une stratégie thérapeutique en 3 étapes était utilisée, le traitement était adapté de façon collaborative sur base d’un monitoring structuré des symptômes. Dans le groupe recevant des antalgiques opioïdes les étapes étaient : 1/ morphine ou hydrocodone/paracétamol ou oxycodone ; 2/ morphine ou oxycodone à longue durée d’action ; 3/ fentanyl transdermique. Dans le groupe comparateur les étapes étaient : 1/ paracétamol ou anti inflammatoire non stéroïdien ; 2/ idem plus antalgiques utilisés dans les douleurs neuropathiques (nortriptyline, amitriptyline, gabapentine) et antalgiques topiques (capsaïcine, lidocaïne) ; 3/ idem plus prégabaline, duloxétine et tramadol. Les échelles de douleur utilisées (Brief Pain Inventory) étaient scorées de 0 à 10, la différence minimale cliniquement significative était de 1 point et la douleur devait être réduite d’au moins 30% par rapport au départ pour parler d’amélioration modérée (12).
Sur les 240 patients randomisés au départ (âge moyen 58,3 ans, 13% de femmes), 234 (97,5%) ont achevé l’essai. Par rapport à la fonction liée à la douleur, aucune différence significative n’a été observée entre les 2 groupes (p = 0,58). L’intensité de la douleur était significativement meilleure dans le groupe non opioïde au terme des 12 mois (p = 0,03) ; le score moyen d’intensité de la douleur était de 4,0 dans le groupe opioïde et de 3,5 dans le groupe non opioïde : différence de 0,5 (avec IC à 95% de 0,0 à 1,0). Les symptômes liés aux effets indésirables étaient significativement plus fréquents dans le groupe opioïde (p = 0,03) ; le nombre moyen d’effets indésirables était de 1,8 dans le groupe opioïde et de 0,9 dans le groupe non opioïde : différence de 0,9 (avec IC à 95% de 0,3 à 1,5). Parmi les critères de jugement secondaires, seuls les symptômes d’anxiété étaient statistiquement meilleurs dans le groupe opioïde.
La principale critique méthodologique qui peut être adressée à cette étude est d’avoir inclus le tramadol dans l’étape 3 du groupe « non opioïde », mais seuls 13 patients (11% du groupe) ont accédé à cette molécule. Les patients recrutés étaient très majoritairement des hommes souffrant de lombalgie chronique ; il serait intéressant de réaliser une étude similaire chez d’autres catégories de patients douloureux chroniques (on pense en particulier à la fibromyalgie) pour pouvoir généraliser les résultats.
Conclusion
Cette étude contrôlée, randomisée, pragmatique, d’une durée de 12 mois, de bonne qualité méthodologique, montre que chez les patients souffrant de douleur chronique non liée au cancer les antalgiques opioïdes n’ont pas de supériorité d’efficacité pour la fonction liée à la douleur ni pour l’intensité de la douleur. Les effets indésirables sont significativement plus fréquents dans le groupe traité par opioïdes.
Pour la pratique
Cette étude déjà commentée par le CBIP (13) ne fait que confirmer les messages clairs donnés dans d’autres guides de pratique clinique, dont celui du KCE à propos des lombalgies (14) ou la revue Cochrane à propos de l’usage d’opioïdes à hautes doses dans les douleurs chroniques (15). NICE insiste sur le risque de dépendance et d’accoutumance lié aux opioïdes mais aussi aux gabapentinoïdes (16) – évitons de tomber de Charybde en Scylla. La revue Prescrire insiste sur les risques similaires entre les opioïdes dits « faibles » et la morphine (17).
En résumé, chez les patients présentant des douleurs chroniques liées à des lombalgies ou de l’arthrose des genoux ou des hanches, l’usage des antalgiques opioïdes démontre une balance bénéfices – risques largement défavorable. Ce message fort doit aider les prescripteurs de première ligne à endiguer une tendance de surconsommation inquiétante également observée en Belgique ces dernières années (18).
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Auteurs
Feron J-M.
Centre Académique de Médecine Générale, UCL
COI :
Mots-clés
AINS, analgésique non narcotique, anti-inflammatoire non stéroïdien, anxiété, coxarthrose, dorsalgie, douleur, douleur chronique, duloxétine, effet indésirable, fentanyl, gonarthrose, hydrocodone, intensité de la douleur, morphine, nortriptyline, opioïde, oxycodone, paracétamol, prégabaline, tramadolGlossaire
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