Analyse


Pas de preuve satisfaisante pour l’aspirine en prévention du cancer colorectal associé à un mauvais style de vie.


17 02 2025

Professions de santé

Médecin généraliste, Pharmacien
Analyse de
Sikavi DR, Wang K, Ma W, et al. Aspirin use and incidence of colorectal cancer according to lifestyle risk. JAMA Oncol 2024;10:1354-61. DOI : 10.1001/jamaoncol.2024.2503


Question clinique
La prise d’aspirine est-elle associée à une réduction de l’incidence du cancer colorectal (CCR) à travers un continuum de facteurs de style de vie liés au CCR ?


Conclusion
Les auteurs concluent que dans cette étude de cohorte, l'utilisation régulière d'aspirine a été associée à une réduction absolue plus importante de l'incidence du cancer colorectal chez les participants ayant un mode de vie moins sain. Ce résultat a été principalement associé à des différences dans la réduction du risque absolu avec l'utilisation d'aspirine chez les participants ayant un BMI plus élevé et un taux de tabagisme plus élevé. Ces résultats soutiennent l'utilisation des facteurs de risque liés au mode de vie pour identifier les personnes qui pourraient avoir un profil risque-bénéfice plus favorable pour la prévention du cancer par l'aspirine. Il faudra cependant des données de meilleur niveau de preuve comme des études randomisées pour proposer aux sujets à risque l’aspirine à titre prophylactique de développer un CCR.


Contexte

Minerva (1) a présenté en 2013 une analyse brève d’une synthèse méthodique (2) montrant l’intérêt de l’aspirine en administration prolongée (au moins 3 ans) utilisée pour la prévention cardiovasculaire primaire ou secondaire, dans la prévention de certains cancers et aussi d’adénocarcinomes métastasés, notamment colorectaux. Plus récemment a été revue une méta-analyse en réseau de méthodologie correcte suggérant une certaine efficacité pour les AINS, notamment autre que l’aspirine, dans la prévention secondaire en cas de première tumeur colique traitée curativement, résultats à confirmer (3,4). Une étude observationnelle a été récemment publiée pour déterminer si l’aspirine a un effet protecteur en fonction de facteurs de style de vie établis liés au CCR (5).

 

 

Résumé

Population étudiée

  • participants de 2 études de cohorte : étude sur la Nurses’ Health Study (NHS) et la Health Professionals Follow-Up Study (HPFS), comptant pour la première 121700 infirmières entre 30 et 55 ans au départ en 1976, et pour la seconde 51529 professionnels de la santé masculins âgés de 40 à 75 ans à l'enregistrement en 1986, suivis jusqu’en 2018 pour les dates du diagnostic du CCR, de la mort ou de la fin du suivi
  • critères d’inclusion : sujets des cohortes à partir de 1980 pour le NHS et de 1986 pour le HPFS, moment où des questions sur la prise d’aspirine ont été introduites dans les questionnaires
  • critères d’exclusion : 
    • antécédents de cancer (y compris CCR) ou de maladie inflammatoire de l'intestin avant l'inclusion
    • informations manquantes sur les expositions au départ
    • sujets ayant un apport énergétique invraisemblable (< 500 et > 3500 kcal/j pour les femmes et < 800 ou > 4200 kcal/j pour les hommes) au départ 
  • au total, 107655 participants (63957 femmes du NHS et 43698 hommes du HPFS) dont 40,8% d’utilisateurs réguliers d'aspirine ; âge moyen (ET) de base : 49,4 (9,0) ans.

 

Protocole d’étude

  • étude observationnelle prospective où des renseignements ont été obtenus par questionnaire sur le style de vie (5 facteurs sont étudiés : indice de masse corporelle, consommation d'alcool, activité physique, régime alimentaire et tabagisme)
  • score de mode vie sain : défini comme un BMI de 18,5 à 25, n'avoir jamais fumé ou avoir fumé moins de 5 paquets-années, ne pas avoir consommé d'alcool ou en avoir consommé modérément (≤ 1 verre par jour pour les femmes et ≤ 2 verres par jour pour les hommes), pratiquer une activité physique modérée à vigoureuse pendant 30 minutes par jour ou plus et respecter au moins 3 des 6 recommandations alimentaires du World Cancer Research Fund et de l'American Institute for Cancer Research ; pour chaque facteur, les sujets reçoivent un score de 1 s'ils répondent aux critères et de 0 dans le cas contraire, et le score de mode de vie sain est calculé en additionnant les facteurs ; les scores de mode de vie sain vont de 0 à 5, les scores les plus élevés indiquant un mode de vie plus sain.

 

Mesure des résultats 

  • critères de jugement :
    • incidence cumulée du CCR sur 10 ans ajustée en fonction des variables multiples selon de la consommation régulière - définie comme 2 comprimés ou plus à dose normale (325 mg) par semaine ou au moins 6 comprimés à faible dose (81 mg) par semaine - d’aspirine
    • réduction du risque absolu (RRA) avec nombre de sujets à traiter associés à l'utilisation régulière d'aspirine par score de style de vie et selon les rapports de risque ajustés pour l'incidence de CCR selon les scores de style de vie.

 

Résultats 

  • au cours de 3038215 années-personnes de suivi, 2544 cas de CCR ont été documentés
  • effet global de la consommation d’aspirine :  incidence cumulative de CCR sur 10 ans, ajustée en fonction des variables, de 2,95% (avec IC à 95% de 2,31% à 3,58%), contre 1,98% (avec IC à 95% de 1,44% à 2,51%) chez les utilisateurs réguliers, ce qui correspond à une réduction du risque absolu (RA) de 0,97% et à un NNT de 103
  • effet du score de vie sain : diminution progressive de la RRA à 10 ans associée à l'utilisation régulière d'aspirine avec l'augmentation des scores de mode de vie (p < 0,001 pour l'interaction additive)
    • RRA à 10 ans associée à l'utilisation d'aspirine : 
      • 1,28% (NNT = 78) pour score de mode de vie de 0 à 1 (mode de vie le plus malsain)
      • 0,61% (NNT = 164) pour score 2
      • 0,65% (NNT = 154) pour score 3 
      • 0,11% (NNT = 909) pour scores 4 à 5 (mode vie le plus sain)
  • effet de l’aspirine selon les composantes du score : différences les plus importantes dans la RRA associées à l'utilisation de l'aspirine observées pour l'indice de masse corporelle et le tabagisme.

 

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que cette étude de cohorte montre que l'utilisation régulière de l'aspirine a été associée à une plus grande réduction absolue du risque de CCR chez les personnes ayant un mode de vie moins sain. Les résultats de l'étude suggèrent que les facteurs de risque liés au mode de vie peuvent être utiles pour identifier les personnes présentant un profil risque-bénéfice plus favorable à la prévention du cancer par l'aspirine.

 

Financement de l’étude

Fonds venant des agences de l'État, des universités et des centres de cancérologie participants.

 

Conflit d’intérêts des auteurs

Liens d’intérêt rapporté avec l’industrie pour un des auteurs.

 

 

Discussion

Évaluation de la méthodologie

Les auteurs ont conduit leur étude observationnelle dans deux banques de données prospectivement collectées depuis une trentaine d’années pour établir des facteurs de risque pour les maladies chroniques (maladies cardiovasculaires et cancers essentiellement). Cette étude n’a pas fait l’objet d’un protocole ad hoc conçu avant la récolte de données. D’ailleurs la donnée aspirine n’a été introduite que des années après le début des deux études.
L'étude a suivi les recommandations pour les études observationnelles en épidémiologie (STROBE pour Strengthening the Reporting of Observational Studies in Epidemiology). Les données ont été collectées par des questionnaires envoyés aux participants tous les deux ans avec un taux de succès de plus de 90%. Les données d'exposition étant autodéclarées sont potentiellement sujettes à des erreurs de mesure. Les cas incidents de CCR ont été signalés par les participants sur des questionnaires biennaux ou ont été identifiés par le plus proche parent, l'index national des décès ou le certificat de décès. 
Les auteurs ont utilisé un score pour grader le style de vie en fonction de 5 variables (indice de masse corporelle, consommation d'alcool, activité physique, régime alimentaire et tabagisme) dont le caractère sain ou non sain a été établi sur base de la littérature. Le score dérivé de 0 à 5 n’a pas fait l’objet d’une validation, notamment en ce qui concerne le poids respectif de chacune des variables. Cependant il s’avère associé au risque de développer un CCR (6).

 

Évaluation des résultats

L’origine des populations des deux banques de données étatsuniennes, infirmières pour le NHS (femmes) et travailleurs de santé pour le HPFS (hommes), est une source de biais car il s’agit de sujets liés au monde de la santé. Il est donc dangereux de généraliser les résultats à la population générale. La raison de la prise régulière d’aspirine dont le dosage a varié dans le temps n’est pas rapportée, la donnée n’a probablement pas été collectée : on ne sait pas si elle a été prise pour des raisons de prévention primaire ou secondaire ou en raison d’une maladie. La présence d'un syndrome cancéreux héréditaire connu comme autre source de biais possible n'a pas été évaluée systématiquement. Les effets indésirables potentiellement dus à l'utilisation d'aspirine n’ont pas été évalués.
Même si cette étude donne le nombre de sujets à traiter par aspirine pour réduire le risque de CCR, surtout marqué en cas de style de vie malsain, elle n’a pas le niveau de preuve d’une étude prospective randomisée ad hoc. Le praticien ne peut ignorer les résultats de l’essai ASPREE (Aspirin in Reducing Events in the Elderly), certes menée dans une population différente (personnes âgées) qui ne montre pas de bénéfice de survie globale (7) avec la prise quotidienne de 100 mg d’aspirine (contre placebo) mais avec un risque accru d’hémorragie majeure et également une augmentation significative de la mortalité par cancer (8). Une sous-analyse montre un risque accru de CCR léthal avec l’aspirine. L’étude observationnelle présentement analysée ne peut être considérée donc que comme exploratoire et ses résultats doivent être confirmés ou infirmés par une étude randomisée ad hoc pour recommander l’aspirine prophylactique dans cette situation de risque lié au style de vie.

 

Que disent les guides de pratique clinique?

Les recommandations américaines 2016 de l’US Preventive Services Task Force (9) ont été en faveur de l’aspirine préventive pour le CCR mais sur base d’une nouvelle revue systématique publiée en 2022 (10), elles ont changé en faveur de la prudence, arguant que les données probantes issues d’essais cliniques sur les bénéfices pour le CCR sont limitées, les résultats étant très variables selon la durée du suivi et statistiquement significatifs uniquement lorsque l’on considère le suivi observationnel à long terme au-delà des périodes d’essai randomisées. L’ESMO, société européenne d’oncologie médicale, recommande (11) d’attendre les résultats d’études randomisées pour donner chez des sujets à risque de l’aspirine préventive.

 

 

Conclusion de Minerva

Les auteurs concluent que dans cette étude de cohorte, l'utilisation régulière d'aspirine a été associée à une réduction absolue plus importante de l'incidence du cancer colorectal chez les participants ayant un mode de vie moins sain. Ce résultat a été principalement associé à des différences dans la réduction du risque absolu avec l'utilisation d'aspirine chez les participants ayant un BMI plus élevé et un taux de tabagisme plus élevé. Ces résultats soutiennent l'utilisation des facteurs de risque liés au mode de vie pour identifier les personnes qui pourraient avoir un profil risque-bénéfice plus favorable pour la prévention du cancer par l'aspirine. Il faudra cependant des données de meilleur niveau de preuve comme des études randomisées pour proposer aux sujets à risque l’aspirine à titre prophylactique de développer un CCR. 

 

 


Références 

  1. La Rédaction Minerva. Aspirine en prévention de certains cancers (avec métastases) ? Minerva Analyse 28/01/2013.
  2. Algra AM, Rothwell PM. Effects of regular aspirin on long-term cancer incidence and metastasis: a systematic comparison of evidence from observational studies versus randomized trials. Lancet Oncol 2012;13:518-27. DOI: 10.1016/S1470-2045(12)70112-2
  3. Sculier JP. Chimioprévention après traitement curatif d’un cancer colorectal ? Minerva Analyse 15/04/2018.
  4. Dulai PS, Singh S, Marquez E, et al. Chemoprevention of colorectal cancer in individuals with previous colorectal neoplasia: systematic review and network meta-analysis. BMJ 2016;355:i6188. DOI: 10.1136/bmj.i6188 
  5. Sikavi DR, Wang K, Ma W,  et al. Aspirin use and incidence of colorectal cancer according to lifestyle risk. JAMA Oncol 2024;10:1354-61. DOI: 10.1001/jamaoncol.2024.2503
  6. Wang K, Ma W, Wu K, et al. Healthy lifestyle, endoscopic screening, and colorectal cancer incidence and mortality in the United States: a nationwide cohort study. PLoS Med 2021;18:e1003522. DOI: 10.1371/journal.pmed.1003522
  7. McNeil JJ, Woods RL, Nelson MR, et al. Effect of aspirin on disability-free survival in the healthy elderly. N Engl J Med 2018;379:1499‑508. DOI: 10.1056/NEJMoa1800722
  8. McNeil JJ, Nelson MR, Woods RL, et al. Effect of aspirin on all-cause mortality in the healthy elderly. N Engl J Med 2018;379:1519‑28. DOI: 10.1056/NEJMoa1803955
  9. Bibbins-Domingo K, U.S. Preventive Services Task Force. Aspirin use for the primary prevention of cardiovascular disease and colorectal cancer: U.S. Preventive Services Task Force recommendation statement. Ann Intern Med 2016;164:836‑45. DOI: 10.7326/M16-0577
  10. Guirguis-Blake JM, Evans CV, Perdue LA, et al. Aspirin use to prevent cardiovascular disease and colorectal cancer: updated evidence report and systematic review for the US Preventive Services Task Force. JAMA 2022;327:1585‑97. DOI: 10.1001/jama.2022.3337
  11. Argilés G, Tabernero J, Labianca R, et al. Localised colon cancer: ESMO clinical practice guidelines for diagnosis, treatment and follow-up. Ann Oncol 2020;31:1291‑305. DOI: 10.1016/j.annonc.2020.06.022

Auteurs

Sculier J.P.
Institut Jules Bordet; LabMeF, Université Libre de Bruxelles
COI :

Glossaire

Code


C18
D75


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