Revue d'Evidence-Based Medicine
Arthrose du genou et/ou de la hanche : intérêt des opioïdes oraux ou transdermiques ?
L’arthrose est la plus commune des maladies articulaires et la cause principale des douleurs, limitations fonctionnelles et perte d’autonomie chez les personnes âgées. Le traitement médicamenteux consiste principalement en analgésiques et anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) (1,2) mais le paracétamol ne suffit souvent pas en cas de douleur plus sévère ou sur le plus long terme, et l’utilisation prolongée d’AINS favorise l’apparition d’effets indésirables, parfois graves. La prise d'opioïdes, comme alternative thérapeutique, n’est pas rare mais les preuves quant à leur sécurité et efficacité pour des douleurs non cancéreuses sont contradictoires. Une mise à jour de la synthèse méthodique de la Cochrane Collaboration publiée en 2009 était la bienvenue.
Résumé
Méthodologie
Synthèse méthodique avec méta-analyses
Sources consultées
- bases de données du Cochrane Central Register of Controlled Trials (CENTRAL), MEDLINE, EMBASE, CINAHL, jusqu’au 28 juillet 2008, mise à jour dans CENTRAL, MEDLINE et EMBASE jusqu’au 15 août 2012
- recherche manuelle de listes de références, de rapports de conférences, experts et auteurs contactés
- dernière mise à jour le 20 septembre 2012.
Etudes sélectionnées
- critères d’inclusion: RCTs ou quasi RCTs qui comparent les opioïdes oraux ou transdermiques versus un placebo ou pas de traitement
- critères d’exclusion : études sur le tramadol, études incluant de nombreux patients souffrant d’arthrite inflammatoire telle que l’arthrite rhumatoïde
- ajout de 12 RCTs versus la précédente synthèse méthodique de 2009 pour un total de 22 RCTs, n = 8275 patients (oxycodone oral N = 10, tapentadol oral N = 4, codéine orale N = 3, morphine orale N = 2 et oxymorphone oral N = 2, hydromorphone oral N = 1) et 5 études supplémentaires sur buprénorphine transdermique N = 4 et fentanyl transdermique N = 1
- pas de restriction de langue.
Population étudiée
- patients avec arthrose du genou ou de la hanche confirmée cliniquement ou radiologiquement (au minimum 75% des patients inclus)
- moyenne de 344 patients par étude
- dans les groupes intervention pour la douleur : 5180 patients versus 3095 patients contrôle
- dans les groupes intervention pour la fonction : 2124 patients versus 1429 patients contrôle
- autres caractéristiques : non mentionnées
- durée moyenne du suivi : 4 semaines (écarts de 3 jours à 6 mois)
- dose moyenne journalière d’opioïdes de 59 mg d’équivalents morphine (écarts de 13 à 160 mg).
Mesure des résultats
- critères de jugement primaires :
- douleur (22 RCTs) évaluée selon une échelle visuelle analogique (VAS à 10 cm)
- fonction (12 RCTs) : évaluée selon l’échelle WOMAC (Western Ontario and Mc Master Universities Arthritis index) variant de 0 à 10 points
- résultats exprimés en différence moyenne standardisée (DMS)
- critères de jugement secondaires :
- nombre de patients avec effets indésirables (21 RCTs)
- risque de sortie d’étude pour effets indésirables (3 RCTs)
- risque d’effets indésirables sévères (hospitalisation, hospitalisation prolongée, incapacité persistante ou importante, anomalies congénitales, mise en danger vitale, décès)
- nombre de patients avec symptômes de dépendance aux opioïdes (envies ou symptômes physiques de sevrage) (3 RCTs)
- en intention de traiter et selon le modèle de méta-régression et le modèle d'effets aléatoires en cas d’hétérogénéité.
Résultats
- critères de jugement primaires :
- évaluation de la douleur (VAS) et de la fonction (WOMAC) : opioïdes versus placebo ou pas de traitement : voir tableau
- pas de différence constatée selon l’articulation (genou ou hanche)
Fonction : DMS (avec IC à 95%) |
||
Opioïdes oraux et transdermiques |
- 0,28 (- 0,35 à - 0,20), soit - 0,7 cm (- 0,9 à - 0,5 cm) sur VAS |
- 0,26 (- 0,35 à - 0,17) |
Codéine |
- 0,51 (- 1,01 à - 0,01) |
- 0,42 (- 0,74 à - 0,10) |
Oxycodone |
- 0,31 (- 0,47 à - 0,15) |
- 0,30 (- 0,58 à - 0,01) |
Oxymorphone |
- 0,39 (- 0,58 à - 0,21) |
- 0,38 (- 0,56 à - 0,19) |
Tapentadol |
- 0,31 (- 0,46 à - 0,16) |
non significatif |
Morphine |
- 0,25 (- 0,42 à - 0,09) |
- 0,20 (- 0,38 à - 0,02) |
Buprénorphine TD |
- 0,19 (- 0,3 à - 0,09) |
- 0,23 (- 0,40 à - 0,05) |
Fentanyl TD |
- 0,22 (- 0,42 à - 0,03) |
- 0,28 (- 0,48 à - 0,09) |
Hydromorphone orale |
non significatif |
non significatif |
TD = système transdermique ; DMS = différence moyenne standardisée
- critères de jugement secondaires :
- nombre de patients avec effets indésirables : 2490/3222 patients dans groupes intervention versus 891/1676 patients dans groupes contrôle ; RR de 1,49 (avec IC à 95% de 1,35 à 1,63), NNN de 14
- risque de sortie d’étude pour effets indésirables : RR de 3,76 (avec IC à 95% de 2,93 à 4,82), NNN de 21
- risque d’effets indésirables sévères : RR de 3,35 (avec IC à 95% de 0,83 à 13,56)
- nombre de patients avec symptômes de dépendance aux opioïdes : 25/397 dans groupes opioïdes versus 5/255 dans groupes contrôle ; OR de 2,76 (avec IC à 95% de 2,02 à 3,77).
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que la différence moyenne minime à l’avantage des opioïdes (autres que tramadol) sur l’intensité de la douleur arthrosique du genou et de la hanche et sur la fonction est contre balancée par une augmentation des effets indésirables. La pertinence clinique des résultats observés pour le critère de jugement de la douleur est remise en question car la valeur DMS de 0,37 (qui correspond à 0,9 cm sur la VAS de 10 cm) équivaut à une différence clinique minimale qui n’est pas incluse dans l’intervalle de confiance à 95%.
Financement de l’étude
Institute of Social and Preventive Medicine, University or Bern, Switzerland; Swiss National Science Foundation, Switzerland; Marie Curie Intra-European Fellowship.
Conflits d’intérêts des auteurs
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts.
Discussion
Considérations sur la méthodologie
Deux chercheurs ont indépendamment l’un de l’autre sélectionné les études sur base des titres et des abstracts, avec discussion et consensus en cas de désaccord. Les données ont été extraites également par 2 auteurs indépendamment l’un de l’autre, sur base d’un protocole bien défini à l’avance. Le diagramme de flux de la méta-analyse est facilement lisible. La qualité méthodologique des études a été évaluée de manière très rigoureuse, les différents biais possibles touchant l’attribution, la randomisation et l’aveugle sont particulièrement bien décrits. Les niveaux de qualité des preuves suivent les recommandations de GRADE (3). Les critères de jugements sont bien décrits. Les échelles pour mesurer les résultats sont prédéfinies, validées et sont utilisées comme critères d’inclusion dans l’étude ou d’exclusion s’ils ne sont pas présents. Les mesures de l’efficacité clinique sont discutées et la pertinence clinique est documentée et prédéfinie. Des tests I² de Higgins destinés à rechercher une hétérogénéité entre les études ont été réalisés avec recours à un modèle d’effets aléatoires comme recommandé si indiqué. L’analyse finale a été réalisée en ITT. Les équivalences morphiniques entre les différentes molécules incluses sont bien décrites.
Mise en perspective des résultats
La question clinique est importante pour les cliniciens et les patients. L’arthrose est la pathologie la plus fréquente affectant les articulations et a des conséquences tant sur les capacités fonctionnelles (dans 80% des cas) que sur l’autonomie des patients (25% des patients se retrouvent dans l’incapacité d’exécuter les tâches quotidiennes), et est source principale de douleur (4). Elle touche, à l’échelle mondiale, 9,6% des hommes et 18% des femmes âgés de plus de 60 ans (4). Choisir des critères de jugement relatifs à la douleur et aux capacités fonctionnelles du patient est donc cliniquement pertinent. Les échelles VAS et WOMAC sont validées pour l’évaluation de ces items. Une DMS de - 0,20 (soit 0,5 cm sur la VAS) était prédéfinie comme étant une petite différence clinique, - 0,50 (soit 1,25 cm sur la VAS) une différence modérée et - 0,80 (soit 2 cm sur la VAS) une différence importante. Le même travail avait été réalisé préalablement pour l’échelle WOMAC. Les résultats observés sont quasi tous statistiquement significatifs, mais comme le rappellent les auteurs, la pertinence clinique de ces résultats est quasi nulle pour la fonctionnalité et la douleur, exceptée peut-être pour l’oxymorphone (non disponible en Belgique). De plus, les effets indésirables sont fréquents et le risque de dépendance aux opioïdes quasi triplé versus placebo.
Si la question clinique est pertinente, cette synthèse méthodique ne compare cependant pas les opioïdes faibles au paracétamol, ce qui est justement la situation clinique qui intéresse les praticiens. Nous ne pouvons donc pas savoir si ces molécules sont plus actives chez les patients qui ne répondent plus au paracétamol versus celles qui y répondent toujours. Nous ne pouvons pas savoir non plus si certains sous-groupes sont plus à même de bien répondre ou non à ces traitements.
Effets indésirables et interactions médicamenteuses :
Tous les opioïdes faibles exposent à des effets indésirables identiques à ceux de la morphine. Ils sont dose-dépendants. Leurs particularités pharmacologiques individuelles et l’influence des particularités génétiques des patients en isoenzymes CYP 2D6 ou 3A4 du cytochrome P450 exposent à des effets difficilement prévisibles et expliquent les effets indésirables, y compris les risques de surdoses graves. Elles exposent également à un risque d’interactions médicamenteuses qui nécessitent une réévaluation de leur balance bénéfice/risque dans le décours de l’introduction ou de l’arrêt d’un autre médicament (5,6).
Conclusion de Minerva
Cette synthèse méthodique avec méta-analyses de bonne qualité méthodologique montre une absence d’efficacité cliniquement pertinente en termes de soulagement de la douleur ou d’amélioration fonctionnelle dans l’arthrose du genou ou de la hanche des opioïdes oraux ou transdermiques (le tramadol étant exclu de cette analyse) versus placebo ou pas de traitement, tout en mettant en évidence un risque accru d’effets indésirables et de dépendance aux opioïdes.
Pour la pratique
Aucun traitement curatif de l’arthrose n’est connu. En cas de douleur et de diminution des capacités fonctionnelles, aucune prise en charge thérapeutique spécifique n’a démontré une efficacité importante par rapport aux autres. Ce qui n’empêche pas de recommander une prise en charge adaptée. NICE (2) recommande une évaluation globale de la situation du patient, y compris les comorbidités liées. Une information complète et individualisée, expliquant que la prise en charge va faire appel au self-management de la pathologie est indispensable. Comme pierre angulaire de la prise en charge thérapeutique, NICE recommande des exercices aérobiques et d’étirement musculaire et une perte de poids si indiqué, pouvant être associés à l’application de chaleur ou de froid. L’approche médicamenteuse privilégie le paracétamol à raison de 4g/jour max, tant pour son efficacité que parce qu’il provoque peu d’effets indésirables aux doses recommandées. Il peut être associé ou remplacé par les AINS oraux ou locaux selon les cas. Les opioïdes ne doivent être envisagés qu’au cas par cas, après échec ou résultat insuffisant d’une prise en charge conventionnelle bien menée, et après une information complète. On pourrait ajouter qu’un suivi régulier pour faire le point sur les objectifs attendus est nécessaire et qu’il est utile de réévaluer régulièrement la prise en charge pour les adapter aux besoins du patient.
Références
- Hochberg MC, Altman RD, April KT, et al; American College of Rheumatology. American College of Rheumatology 2012 recommendations for the use of non pharmacologic and pharmacologic therapies in osteoarthritis of the hand, hip, and knee. Arthritis Care Res (Hoboken) 2012;64:465–74.
- Osteoarthritis: care and management. NICE clinical guideline (CG177) 2014. (Site consulté le 4 septembre 2015.)
- Grading the quality of evidence and the strength of recommendations. GRADE working group. (Site consulté le 29 août 2015.)
- Des millions de personnes souffrent de pathologies de l’appareil locomoteur. OMS 27.10.2003. (Site consulté le 29 août 2015.)
- Analgésiques morphiniques. Positionnement. CBIP. (Site consulté le 12 janvier 2016.)
- Prescrire Rédaction. Les antalgiques opioïdes dits faibles. Codéine, dihydrocodéine, tramadol : pas moins de risques qu’avec la morphine. Rev Prescrire 2015;35:831-8.
Auteurs
Fraipont B.
Centre Académique de Médecine Générale, Université Catholique de Louvain
COI :
De Jonghe M.
médecin généraliste, Centre Académique de Médecine Générale, UCLouvain
COI :
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