Revue d'Evidence-Based Medicine



Que penser des opioïdes pour les douleurs aiguës dans le bas du dos et dans le cou ?



Minerva 2024 Volume 23 Numéro 2 Page 34 - 37

Professions de santé

Kinésithérapeute, Médecin généraliste, Pharmacien

Analyse de
Jones CM, Day RO, Koes BW, et al. Opioid analgesia for acute low back pain and neck pain (the OPAL trial): a randomised placebo-controlled trial. Lancet 2023;402:304-12. DOI: 10.1016/S0140-6736(23)00404-X. Erratum in: Lancet 2023;402:612. DOI: 10.1016/S0140-6736(23)01681-1


Question clinique
Quelle est l’efficacité et quelle est la sécurité d’emploi des analgésiques opioïdes, par rapport à un placebo, pour le traitement des douleurs lombaires et cervicales aiguës ?


Conclusion
Cette étude multicentrique randomisée, en double aveugle, contrôlée par placebo, correctement conçue, montre que les opioïdes ne sont pas plus efficaces qu’un placebo dans le traitement des douleurs lombaires et cervicales aiguës. En outre, un risque accru d’abus à long terme a été observé dans le groupe auquel des opioïdes ont été prescrits.


Contexte

Le rapport pour l’étude sur la charge mondiale de morbidité (Global Burden of Disease) place les lombalgies en 9e position parmi les causes de la charge de morbidité, exprimée en années de vie ajustées sur l’incapacité (Disability Adjusted Life Years, DALY) de manière globale (1). Les douleurs cervicales sont moins fréquentes, mais sont placées à la 19e position dans la tranche d’âge de 25 à 49 ans et à la 25e position dans la tranche d’âge de 50 à 74 ans (1). 60 à 90% de la population occidentale connaissent au moins un épisode de lombalgie aiguë au cours de leur vie (2). Dans 50 à 75% des cas, l’affection est spontanément résolutive ; environ 25% des personnes atteintes développent tout de même des symptômes chroniques (2). Minerva a déjà traité à plusieurs reprises du recours aux opioïdes dans le traitement de la douleur chronique. Sur la base des résultats d’une méta-analyse en réseau, nous avons conclu en 2022 (3,4) que les opioïdes n’avaient pas leur place dans le traitement de la douleur de l’arthrose du genou et de la hanche. Cela était tout à fait conforme à une analyse d’une étude randomisée contrôlée (RCT) de 2019 qui montrait qu’après 12 mois, les opioïdes n’avaient pas de supériorité d’efficacité pour la fonction liée à la douleur ni pour l’intensité de la douleur chez les patients douloureux chroniques au niveau du dos, de la hanche ou du genou. Mais les effets indésirables étaient significativement plus fréquents dans le groupe traité par opioïdes (5,6). En outre, les études randomisées manquent de données rapportées concernant les effets indésirables des opioïdes administrés sur le moyen terme ou sur le long terme pour des douleurs chroniques non cancéreuses (7,8). L’utilité et la sécurité d’emploi des opioïdes dans le traitement des douleurs lombaires et cervicales aiguës n’ont pas encore fait l’objet d’une discussion dans Minerva (9). 
   

 

Résumé

 

Population étudiée

  • recrutement par inscription dans des cabinets de médecine générale (97%) et dans des services d’urgence (3%), à Sydney, Australie
  • critères d’inclusion : 
    • âge ≥ 18 ans
    • douleurs lombaires et/ou cervicales, avec ou sans irradiation vers la jambe ou le bras
      • depuis ≤ 12 semaines 
      • période actuelle précédée d'au moins 1 mois sans douleur lombaire et/ou cervicale
      • intensité de la douleur au moins « modérée » (mesurée par la réponse à la question « Quelle est l’ampleur des douleurs au bas du dos ou au cou ? » : « aucune, très légère, légère, modérée, sévère ou très sévère ») 
  • critères d’exclusion : pathologie grave de la colonne vertébrale connue ou suspectée, contre-indication aux analgésiques opioïdes sur la base de l’évaluation clinique par le médecin traitant ou score élevé obtenu avec l’Outil de gestion des risques liés aux opioïdes (Opioid Risk Tool) pendant l’épisode actuel de douleurs lombaires ou cervicales, dose > 15 mg d’équivalent de morphine orale par jour pendant au moins cinq jours consécutifs (ce critère a été modifié, environ deux ans après le début de la période de recrutement, en « prise d’un opioïde prescrit dans le contexte de l’épisode en cours »), chirurgie de la colonne vertébrale au cours des six derniers mois, intervention planifiée pour des douleurs au dos et/ou au cou, compétences linguistiques insuffisantes en anglais, ou pas d’interprète disponible, femmes ayant des projets de grossesse, femmes enceintes, femmes qui allaitaient
  • finalement, inclusion de 347 participants ; âge moyen : 44,7 ans (ET 15,8 ans), 53% de femmes dans le groupe intervention et 45% de femmes dans le groupe témoin, avec une médiane de 7 jours de douleur (interquartile 3-21), environ 80% ayant des douleurs lombaires, 20% des douleurs cervicales et 10% des douleurs lombaires et cervicales.

 

Protocole de l’étude

Étude multicentrique, randomisée, menée en double aveugle, placebo-contrôlée

  • intervention (n = 174) : après une dose initiale de 5 mg d’oxycodone + 2,5 mg de naloxone (dans un comprimé à libération retardée) deux fois par jour, la dose a été progressivement augmentée en fonction de l’évolution individuelle, de la tolérance et de la sédation du participant, jusqu’à une dose maximale de 10 mg, deux fois par jour, avec diminution et arrêt en cas d’amélioration suffisante (définie par un score de douleur de 0 ou 1 sur 10 pendant trois jours consécutifs) ou après un maximum de six semaines de traitement
  • comparateur (n = 173) : comprimés placebo d’aspect identique administrés selon la même posologie
  • il a été conseillé aux patients des deux groupes de ne prendre aucun autre opioïde durant l’intervention
  • il a été demandé aux médecins de prodiguer des soins basés sur les guides de pratique préconisant de rassurer le patient concernant le pronostic positif, de lui conseiller de rester actif et d’éviter l’alitement, éventuellement d’autres analgésiques non opioïdes, selon l’indication
  • suivi après 2, 4, 6, 12, 26 et 52 semaines via des questionnaires en ligne ou des contacts téléphoniques avec des assistants de recherche.

 

Mesure des résultats 

  • principal critère de jugement : intensité de la douleur, évaluée grâce au Questionnaire concis de la douleur (Brief Pain Inventory) (0-10) 6 semaines après la randomisation
  • critères de jugement secondaires : qualité de vie, événements indésirables, risque d’abus après 52 semaines
  • toutes les analyses ont été effectuées suivant le principe de l’intention de traiter
  • un modèle mixte linéaire à mesures répétées (repeated-measures linear mixed model) a été utilisé en tenant compte de l’interaction entre le traitement et le moment de la mesure ainsi que du score de douleur au moment de l’inclusion
  • les analyses de sensibilité ont pris en compte la durée de la douleur ainsi que sa localisation et l’ampleur de l’imputation des données manquantes. 

 

Résultats

  • principal critère de jugement : aucune différence statistiquement significative quant à la diminution de la douleur après six semaines entre le groupe opioïdes et le groupe placebo (respectivement de 5,9 (ET 1,99) à 2,78 (ET : 0,20) et de 5,6 (ET : 1,45) à 2,25 (ET : 0,19) ; différence moyenne ajustée de 0,53 avec IC à 95% de 0,00 à 1,07 ; p = 0,051) ; aucune différence non plus entre les deux groupes après correction pour tenir compte de la durée (nombre de jours avec douleur), de la localisation de la douleur (dos versus cou) et de l’ampleur de l’imputation
  • critères de jugement secondaires :
    • en termes de qualité de vie, il n’y avait pas de différence entre les deux groupes pour la sous-échelle du fonctionnement physique, mais il y avait une différence pour la sous-échelle de la santé mentale en faveur du groupe placebo, tant à 6 semaines (différence moyenne ajustée de -3,25 avec IC à 95% de -5,63 à -0,87 ; p = 0,008) qu’à 12 semaines (différence moyenne ajustée de -3,67 avec IC à 95% de -6,07 à -1,27 ; p = 0,003)
    • pas de différence dans le pourcentage de participants présentant des effets indésirables : 127 événements indésirables chez 61/174 (35%) participants du groupe opioïdes contre 91 événements indésirables chez 51/174 (30%) participants du groupe placebo ; nombre plus élevé de cas de nausées, de constipation et de vertiges dans le groupe opioïdes
    • après 12 et 26 semaines, pas de différence entre les deux groupes en termes de risque d’abus, mais bien après 52 semaines : le risque d’abus était plus élevé chez 24 (20%) des 123 participants du groupe opioïdes contre 13 (10%) des 128 participants du groupe placebo (p = 0,049).

 

Conclusion des auteurs

Les opioïdes ne doivent pas être recommandés pour les douleurs lombaires et cervicales aiguës aspécifiques, étant donné que, par comparaison avec un placebo, aucune différence significative n’a été montrée pour l’intensité de la douleur. Ces résultats sont un signal d’alarme pour une modification de l’utilisation fréquente d’opioïdes dans ces affections. 

 

Financement de l’étude

Conseil australien de la santé nationale et de la recherche médicale (National Health and Medical Research Council), Faculté de médecine et de santé de l’Université de Sydney, et ReturnToWorkSA.

 

Conflits d’intérêt des auteurs

Aucun n’est déclaré.

 

 

Discussion

 

Evaluation de la méthodologie

La méthodologie de cette RCT menée en double aveugle est bien décrite et a été suivie adéquatement. La randomisation a été effectuée en aveugle par ordinateur. Les comprimés placebo étaient d’aspect identique. Le médicament à l’étude utilisé associait de l’oxycodone et de la naloxone pour prévenir la constipation et ainsi ne pas compromettre la mise en aveugle. L’attribution était en aveugle, non seulement pour les patients, les pharmaciens et les médecins, mais aussi pour les évaluateurs de l’effet. Cependant, un biais de sélection ne peut être exclu car les patients étaient autorisés à prendre des opioïdes avant l’inclusion (voir les critères d’exclusion et la modification du protocole). Peut-être les personnes qui prenaient déjà des analgésiques opioïdes et qui en tiraient un bénéfice étaient-elles plus susceptibles de participer à l’étude. D’un autre côté, si elles avaient développé des effets indésirables aux opioïdes, peut-être étaient-elles moins susceptibles de participer à l’étude. 
Une autre lacune est le nombre élevé de sorties d’étude et l’observance limitée dans les deux groupes. Pour le calcul de la taille de l’échantillon, on a supposé un taux de sorties d’étude inférieur à 5% et une observance d’au moins 90%. Avec un taux de sorties d’étude d’environ 15% dans le groupe opioïdes et de 10% dans le groupe placebo, l’étude n’était peut-être pas suffisamment puissante pour démontrer une différence statistiquement significative quant au principal critère de jugement. Le critère de jugement concernant l’observance n’est rapporté que pour 58% des participants. Parmi eux, 55 à 56% (tant dans le groupe intervention que dans le groupe témoin) satisfaisaient à l’exigence d’observance, à savoir une consommation ≥ 80% du médicament prescrit. Les chercheurs ont utilisé à juste titre un modèle mixte linéaire à mesures répétées (repeated-measures linear mixed model) pour l’analyse de leurs données (10). Ils ont également utilisé diverses analyses de sensibilité pour tester la fiabilité des résultats, y compris l’impact de l’imputation des données manquantes. Malgré le pourcentage élevé de données manquantes, les résultats sont probablement fiables.

 

Evaluation des résultats

Les chercheurs ont constaté une diminution équivalente de la douleur dans le groupe intervention et dans le groupe témoin. On est donc loin de la différence cliniquement pertinente proposée, qui était de 1 sur 10, entre les deux groupes après 6 semaines. Cette RCT montre donc qu’il n’y a aucun bénéfice à l’utilisation d’opioïdes pour une population mixte souffrant de douleurs lombaires et/ou cervicales aiguës. Cette RCT n’apporte pas non plus de réponse définitive concernant le risque d’effets indésirables et le risque d’abus et de dépendance. Étant donné qu’après 52 semaines, le taux de sorties d’étude était passé à plus de 25% dans les deux groupes, l’étude était probablement trop faible pour détecter une différence dans les critères d’évaluation secondaires pertinents, tels que les effets indésirables. Il est à noter qu'après 52 semaines, le risque d'abus d'opioïdes était plus élevé dans le groupe d'intervention. Par conséquent, après avoir pesé le pour et le contre, rien ne permet d’envisager les opioïdes dans cette population.
La population était composée de patients ayant des douleurs depuis moins de 12 semaines, sans distinction entre douleurs hyperaiguës, aiguës et subaiguës. Les différences importantes entre la médiane et la moyenne en termes de durée de la douleur et de nombre d’épisodes douloureux antérieurs pourraient indiquer que des patients souffrant de dorsalgies récurrentes ou présentes depuis plus longtemps ont également été inclus.

 

Que disent les guides pour la pratique clinique ?

Dans le parcours de soins des lombalgies, le KCE (11) indique que les opioïdes ne doivent pas être proposés systématiquement quelle que soit la phase de la douleur lombaire. Les recommandations de 2017 de l’association néerlandaise des médecins de famille (NHG) (2) sont les suivantes : ne traiter avec des opiacés les patients souffrant de lombalgies aiguës et sévères que lorsque les analgésiques plus faibles sont inefficaces. Informer le patient des effets indésirables et maintenir la durée du traitement aussi courte que possible (maximum 5 jours). Le NICE a déclaré en 2016 (12) que les opioïdes faibles pouvaient être envisagés si les AINS étaient contre-indiqués, non tolérés ou inefficaces. Un certain nombre de guides de pratique, publiés il y a plus de 5 ans, semblent laisser une place aux opioïdes après l’échec d’autres options médicamenteuses. 

 

 

Conclusion de Minerva

Cette étude multicentrique randomisée, en double aveugle, contrôlée par placebo, correctement conçue, montre que les opioïdes ne sont pas plus efficaces qu’un placebo dans le traitement des douleurs lombaires et cervicales aiguës. En outre, un risque accru d’abus à long terme a été observé dans le groupe auquel des opioïdes ont été prescrits.

 

 

Cet article a vu le jour lors de la journée des écrivains de Minerva en septembre de l’année passée. Sous la tutelle de membres expérimentés du comité de rédaction, de nouveaux auteurs, médecins et paramédicaux, ont travaillé à l'interprétation d'un article sélectionné par Minerva. Comme toujours ce texte a été révisé par les pairs de la rédaction.

 

 


Références 

  1. GBD 2019 Diseases and Injuries Collaborators. Global burden of 369 diseases and injuries in 204 countries and territories, 1990-2019: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2019. Lancet 2020;396:1204-22. DOI: 10.1016/S0140-6736(20)30925-9
  2. Bons SC, Borg MA, Van den Donk M, et al. Aspecifieke lagerugpijn. NHG-Standaard. M54. Published: februari 2017.
  3. Rombouts JJ, De Jonghe M. Une méta-analyse consacrée au traitement analgésique de la gonarthrose et de la coxarthrose : les opioïdes doivent-ils être proscrits ? MinervaF 2022;21(3);50-3.
  4. da Costa BR, Pereira TV, Saadat P, et al. Effectiveness and safety of non-steroidal anti-inflammatory drugs and opioid treatment for knee and hip osteoarthritis: network meta-analysis. BMJ 2021;375:n2321. DOI: 10.1136/bmj.n2321
  5. Feron J-M. Efficacité des médicaments opioïdes versus non opioïdes pour la fonction et la douleur chez les patients douloureux chroniques au niveau du dos, de la hanche ou du genou. Minerva Analyse 15/09/2019.
  6. Krebs EE, Gravely A, Nugent S, et al. Effect of opioid vs nonopioid medications on pain-related function in patients with chronic back pain or hip or knee osteoarthritis pain: the SPACE randomized clinical trial. JAMA 2018;319:872-82. DOI: 10.1001/jama.2018.0899
  7. Sculier JP, Peeters-Asdourian C. Effets indésirables des opioïdes utilisés dans la douleur chronique non liée au cancer. Minerva Analyse 15/02/2019
  8. Els C, Jackson TD, Kunyk D, et al. Adverse events associated with medium- and long-term use of opioids for chronic non-cancer pain: an overview of Cochrane Reviews. Cochrane Database Syst Rev 2017, Issue 10. DOI: 10.1002/14651858.CD012509.pub2 
  9. Jones CM, Day RO, Koes BW, et al. Opioid analgesia for acute low back pain and neck pain (the OPAL trial): a randomised placebo-controlled trial. Lancet 2023;402:304-12. DOI: 10.1016/S0140-6736(23)00404-X. Erratum in: Lancet 2023;402:612. DOI: 10.1016/S0140-6736(23)01681-1
  10. Poelman T, Michiels B. Comment analyser des mesures répétées ? MinervaF 2016;15(6):155-7.
  11. Van Wambeke P, Desomer A, Ailliet L, et al. Guide de pratique clinique pour les douleurs lombaires et radiculaires. Résumé. Good Clinical Practice (GCP). Bruxelles: Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE). 2017. KCE Reports 287Bs. D/2017/10.273/34. URL: https://kce.fgov.be/sites/default/files/atoms/files/KCE_287B_Douleurs_lombaires_et_radiculaires_Resume1.pdf
  12. National Institute for Health and Care Excellence. Low back pain and sciatica in over 16s: assessment and management. NICE Guideline [NG59] 2016. Last updated 2020. URL: https://www.nice.org.uk/guidance/ng59



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