Revue d'Evidence-Based Medicine



La perte auditive et le port d’aides auditives sont-elles associées à la démence chez les personnes âgées ?



Minerva 2024 Volume 23 Numéro 8 Page 177 - 180

Professions de santé

Audiologiste, Ergothérapeute, Infirmier, Logopède, Médecin généraliste

Analyse de
Cantuaria ML, Pedersen ER, Waldorff FB, et al. Hearing loss, hearing aid use, and risk of dementia in older adults. JAMA Otolaryngol Head Neck Surg 2024;150:157-64. DOI: 10.1001/jamaoto.2023.3509


Question clinique
Y a-t-il une association entre la perte auditive et la démence chez les personnes de 50 ans et plus, et cette association est-elle influencée par le port d’aides auditives ?


Conclusion
Cette étude de cohorte prospective à grande échelle, correctement menée d’un point de vue méthodologique, suggère que la perte auditive, par rapport à une audition normale, est associée à un risque accru de diagnostic de démence, en tenant compte des covariables pertinentes. Chez les personnes malentendantes qui portent des aides auditives, le risque semble être plus faible, mais d’autres études randomisées contrôlées avec une classification précise de la perte auditive et de la démence sont nécessaires pour évaluer l’efficacité des aides auditives dans ce contexte.


Contexte

En Europe, environ 30% des hommes et 20% des femmes de plus de 70 ans souffrent d’une perte auditive d’au moins 30 dB entraînant des répercussions dans la vie quotidienne (1). Avec une perte auditive de 30 dB, il est difficile d’entendre les sons de faible intensité (bruissement de feuilles, chuchotements) et de suivre les conversations dans un environnement bruyant. Des études de cohortes prospectives ont montré que la perte auditive était associée à une plus forte prévalence de démence (2-4). En outre, une étude transversale menée chez des personnes souffrant de perte auditive a également révélé que le risque de démence était plus élevé chez les personnes qui ne portaient pas d’aides auditives (5). Une RCT multicentrique menée en ouvert, qui a fait l’objet d’une discussion dans Minerva, a montré que, par comparaison avec une éducation à la santé, une aide auditive associée à une technologie d’assistance ne montrait pas d’efficacité supplémentaire après trois ans sur les fonctions cognitives des personnes âgées présentant une perte auditive. L’intervention s’est avérée utile dans un sous-groupe présentant davantage de facteurs de risque de déclin cognitif (6,7). Une récente étude de cohorte prospective à grande échelle a de nouveau examiné la relation entre la perte auditive et la démence ainsi que l’influence du port d’aides auditives sur cette relation (8). 

 

 

Résumé 

 

Population étudiée 

  • recrutement, par le biais du registre résidentiel et national, d’adultes âgés de 50 ans ou plus qui résidaient dans le sud du Danemark entre 2003 et 2017 
  • exclusion des personnes chez qui avait été diagnostiquée une démence, des personnes dont l’adresse était incomplète ou qui n’habitaient plus dans la région depuis plus de 5 ans ainsi que des personnes pour qui les informations sur les co-variables étaient manquantes
  • ont finalement été inclus 573088 adultes ayant en moyenne 60,8 ans (ET : 11,3) ; 52% de femmes ; la plupart vivant seuls (72,9%) ; environ 20% ayant un revenu faible et 22% un revenu élevé ; 44,4% étant à la retraite ; 15,8% ayant un niveau de formation élevé. 

 

Protocole d’étude 

Étude de cohorte prospective 

  • identification des personnes souffrant d’une perte auditive après l’inclusion, sur la base des éléments suivants :
    • la base de données Hearing Examinations in Southern Denmark (HESD), qui a recueilli les données audiométriques individuelles de 145000 personnes dans trois cliniques ambulatoires financées par le gouvernement : (1) moyennes des sons purs (pure tone average, PTA) sur la base des seuils auditifs (en dB) pour 500 Hz, 1000 Hz, 2000 Hz et 4000 Hz pour la meilleure oreille et la moins bonne oreille ; (2) perte auditive ou absence de perte auditive définie comme une valeur seuil > 20 dB pour toutes les fréquences dans la meilleure oreille ; (3) sévérité de la perte auditive basée sur la PTA (exprimée en niveau d’audition (decibels Hearing Level, dB HL) (≤ 25 dB pour une audition normale, entre 26 et 40 dB pour une perte auditive légère, entre 41 et 60 dB pour une perte auditive modérée et > 60 dB pour une perte auditive sévère)
    • deux bases de données régionales ayant recueilli des informations sur toutes les personnes demandant le remboursement d’aides auditives ou de piles pour aides auditives
    • diagnostic de perte auditive enregistré dans le registre national des patients
    • examen audiométrique ou adaptation d’aides auditives dans une polyclinique ORL privée inscrite au registre national des soins de santé
  • identification de la démence au cours du suivi sur la base du diagnostic de démence dans le registre national des patients et de la première prescription d’un médicament contre la démence (rivastigmine, donépézil, mémantine, galantamine) dans le registre national des prescriptions.

 

Mesure des résultats

  • rapport entre la perte auditive et l’apparition de la démence
  • modèle à risques proportionnels de Cox avec correction pour tenir compte de l’âge et du sexe et avec correction pour tenir compte d’autres covariables (cohabitant ou non, niveau de formation, revenu, pays d’origine, statut quant à l’emploi, variables socioéconomiques dépendant de la région, maladie cardio-métabolique (diabète, AVC, cardiopathie ischémique, insuffisance cardiaque))
  • analyse de sous-groupe des personnes malentendantes portant des aides auditives. 

 

Résultats

  • sur les 573088 participants, 41104 (7,2%) présentaient une perte auditive (« valeur seuil > 20 dB pour toutes les fréquences dans la meilleure oreille (base de données HESD) » ou « diagnostic de perte auditive et/ou données audiométriques dans une polyclinique ORL privée plus demande de remboursement d’aides auditives ou de piles pour aides auditives »), et 61317 (5,5%) avaient une suspicion de perte auditive (pas de données dans la base de données HESD, mais au moins l’un des trois autres critères)
  • le suivi médian était de 10 ans (plage de 0,25 à 15,0 ans)
  • la perte auditive était associée à un risque plus élevé de démence que l’absence de perte auditive, après correction pour tenir compte des covariables (HR de 1,07 avec IC à 95% de 1,04 à 1,11) ; il n’y avait pas d’association statistiquement significative entre la suspicion de perte auditive et l’incidence de la démence (HR de 1,03 avec IC à 95% de 0,99 à 1,07)
  • une perte auditive sévère (> 60 dB), mesurée à la fois dans la meilleure oreille et la moins bonne oreille, était associée à un risque plus élevé de démence, par comparaison avec l’absence de perte auditive (respectivement HR de 1,20 avec IC à 95% de 1,09 à 1,32 et HR de 1,13 avec IC à 95% de 1,06 à 1,20) 
  • il n’y avait pas d’association statistiquement significative entre la perte auditive légère et moyenne d’une part et l’incidence de la démence d’autre part
  • par rapport aux personnes sans perte auditive, le risque de démence chez les personnes ayant une perte auditive était plus élevé chez celles qui ne portaient pas d’aides auditives (HR de 1,20 avec IC à 95% de 1,13 à 1,27) que chez celles qui en portaient (HR de 1,06 avec IC à 95% de 1,01 à 1,10).

 

Conclusion des auteurs

Les résultats de cette étude de cohorte suggèrent que la perte auditive est associée à un risque accru de démence, en particulier chez les personnes qui ne portent pas d’aides auditives. Cela suggère que les aides auditives pourraient prévenir ou retarder l’apparition et la progression de la démence. Les estimations du risque étaient plus faibles que dans les études précédentes, ce qui indique la nécessité de mener davantage d’études longitudinales de haute qualité.

 

Financement de l’étude

Subvention du William Demant Foundation  ; il s’agit d’un groupe mondial spécialisé dans les soins de santé auditive et les technologies audio, qui est un actionnaire important dans le domaine des aides auditives et des implants, ainsi que des équipements et services de diagnostic dans le domaine des soins de santé auditive.

 

Conflits d’intérêt des auteurs

Trois auteurs ont reçu des subventions de la William Demant Foundation ; un d’eux a en plus reçu des subventions de la Innovation Foundation Denmark, de Interfond, de Oticon, de GN Hearing et de Widex-Sivantos, et soutien autre que financier de Interacoustics en dehors du travail présenté ; les auteurs ne mentionnent pas d’autres conflits d’intérêt.

 

 

Discussion 

 

Évaluation de la méthodologie

Pour rendre compte de cette étude de cohorte prospective, les chercheurs ont utilisé les directives STROBE (Strengthening the Reporting of Observational Studies in Epidemiology), ce qui permet une évaluation plus précise de la validité des résultats. Un biais de sélection est peu probable car la quasi-totalité de la population source a participé à l’étude, et les seuls critères d’exclusion étaient un diagnostic préexistant de démence et des données insuffisantes concernant les covariables. La population sans perte auditive avait des revenus et des niveaux de formation plus élevés, tandis que la population avec perte auditive était plus âgée et comprenait également plus de retraités. Les auteurs ont pris en compte ces covariables dans l’analyse statistique. Cependant, d’autres covariables importantes susceptibles de jouer un rôle dans le développement de la démence, telles que l’alimentation, l’activité physique et le tabagisme, n’ont pas été prises en compte.
Diverses bases de données ont été utilisées pour obtenir des données aussi complètes et précises que possible sur la perte auditive, le port d’aides auditives et la démence. L’audiométrie tonale est la méthode de référence pour mesurer l’audition ; elle n’est pas affectée par les facteurs pertinents liés au patient qui sont associés à l’âge (9). L’audiométrie tonale est également un examen à faible risque et à faible coût qui fournit des informations essentielles pour le diagnostic et le traitement de la perte auditive (10). 
L’ensemble de la cohorte a fait l’objet d’un suivi prospectif jusqu’au diagnostic de démence (événement), jusqu’au décès, jusqu’au déménagement du sud du Danemark ou jusqu’à la date de fin d’étude (31 décembre 2017), la date la plus rapprochée étant retenue. La probabilité d’un biais de détection est donc très faible.

 

Évaluation des résultats

Bien que la perte auditive et la démence aient été identifiées de manière différente, un risque de biais d’information n’est pas exclu. Par exemple, la mesure de la perte auditive basée sur l’audiométrie ne rend pas compte des difficultés que les personnes âgées peuvent rencontrer lors d’une conversation dans un environnement bruyant (11). Cela a pu conduire à une sous-estimation du lien entre la perte auditive légère à modérée et le déclin cognitif, car l’impact de la perte auditive sur la communication et les capacités fonctionnelles dans la vie quotidienne n’a pas été pris en compte. Le port d’aides auditives a été déterminé en se basant sur l’achat d’un appareil et/ou des piles nécessaires. Cela ne dit pas grand-chose sur l’observance ; elle pourrait avoir été surestimée.
Un diagnostic de démence a été déterminé en se basant sur les informations contenues dans les registres des patients et dans les registres des ordonnances. La validité du diagnostic de démence dans les registres danois peut toutefois être mise en doute. Après un suivi de trois ans, le diagnostic de démence s’est avéré correct dans 85,8% des cas (12). En outre, les différents degrés de démence ou de déclin cognitif n’ont pas été pris en compte dans cette étude. Les personnes malentendantes peuvent également obtenir de moins bons résultats aux tests cognitifs auditifs. En outre, une grande partie de l’effort cognitif dans ces tests est consacrée à l’écoute, ce qui laisse moins de place à d’autres charges cognitives. Cela a pu affecter de manière significative la sensibilité et la spécificité des outils de dépistage cognitif utilisés. Il est donc possible qu’un diagnostic de démence ait été posé à tort chez des personnes souffrant de perte auditive et que le risque de démence ait été surestimé. Cela pourrait aussi expliquer la diminution du risque de démence avec le port d’aides auditives. Une RCT multicentrique menée en ouvert a montré que, par comparaison avec une éducation à la santé, une aide auditive associée à une technologie d’assistance ne montrait pas d’efficacité supplémentaire après trois ans sur les fonctions cognitives des personnes âgées présentant une perte auditive. L’intervention s’est avérée utile dans un sous-groupe présentant davantage de facteurs de risque de déclin cognitif (6,7). Avant de tirer des conclusions définitives, il est donc indispensable de mener des études randomisées contrôlées à grande échelle portant sur l’influence des aides auditives sur le risque de démence chez les personnes souffrant de perte auditive.

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Le guide de pratique de l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2019) indique qu’il faut encourager prestataires de soins de santé à dépister la perte auditive chez les personnes âgées en les interrogeant régulièrement sur leur audition. Un examen otoscopique, le test de la voix chuchotée et un examen audiologique sont également recommandés. Les aides auditives peuvent améliorer la qualité de vie, mais, selon le guide de pratique de l’OMS de 2019, les données probantes sont insuffisantes pour recommander les aides auditives afin de réduire le risque de déclin cognitif ou de démence (13). Le guide NICE sur la démence (NICE, 2018) décrit la détérioration sensorielle (perte auditive) comme une cause réversible de déclin cognitif et un motif d’orientation vers un service de diagnostic spécialisé (14). Selon le JBI (2020), il existe un lien avéré entre la perte auditive et le déclin cognitif et la démence. La perte auditive pourrait donc être un facteur de risque de déclin cognitif et de démence (GRADE A) (15).

 

 

Conclusion de Minerva

Cette étude de cohorte prospective à grande échelle, correctement menée d’un point de vue méthodologique, suggère que la perte auditive, par rapport à une audition normale, est associée à un risque accru de diagnostic de démence, en tenant compte des covariables pertinentes. Chez les personnes malentendantes qui portent des aides auditives, le risque semble être plus faible, mais d’autres études randomisées contrôlées avec une classification précise de la perte auditive et de la démence sont nécessaires pour évaluer l’efficacité des aides auditives dans ce contexte. 

 

 


Références 

  1.  Roth TN, Hanebuth D, Probst R. Prevalence of age-related hearing loss in Europe: a review. Eur Arch Otorhinolaryngol 2011;268:1101-7. DOI: 10.1007/s00405-011-1597-8
  2. Lin FR, Metter EJ, O'Brien RJ, et al. Hearing loss and incident dementia. Arch Neurol 2011;68:214-20. DOI: 10.1001/archneurol.2010.362
  3. Loughrey DG, Kelly ME, Kelley GA, et al. Association of age-related hearing loss with cognitive function, cognitive impairment, and dementia: a systematic review and meta-analysis. JAMA Otolaryngol Head Neck Surg 2018;144:115-26. DOI: 10.1001/jamaoto.2017.2513. Published correction in JAMA Otolaryngol Head Neck Surg 2018;144:176. DOI: 10.1001/jamaoto.2017.3219
  4. Liang Z, Li A, Xu Y, et al. Hearing loss and dementia: a meta-analysis of prospective cohort studies. Front Aging Neurosci 2021;13:695117. DOI: 10.3389/fnagi.2021.695117
  5. Huang AR, Jiang K, Lin FR, Deal JA, Reed NS. Hearing loss and dementia prevalence in older adults in the US. JAMA 2023;329:171-3. DOI: 10.1001/jama.2022.20954
  6. Vandenborre D. Prévenir le déclin cognitif chez les personnes âgées atteintes d’un trouble auditif ? MinervaF 2024;23(4):78-81.
  7. Lin FR, Pike JR, Albert MS, et al; ACHIEVE Collaboration Research Group. Hearing intervention versus health education control to reduce cognitive decline in older adults with hearing loss in the USA (ACHIEVE): a multicentre, randomised controlled trial. Lancet 2023;402:786-97. DOI: 10.1016/S0140-6736(23)01406-X
  8. Cantuaria ML, Pedersen ER, Waldorff FB, et al. Hearing loss, hearing aid use, and risk of dementia in older adults. JAMA Otolaryngol Head Neck Surg 2024;150:157-64. DOI: 10.1001/jamaoto.2023.3509
  9. Hoff M, Göthberg H, Tengstrand T, et al. Accuracy of automated pure-tone audiometry in population-based samples of older adults. Int J Audiol 2024;63:622-30. DOI: 10.1080/14992027.2023.2220909
  10. Carl AC, Hohman MH, Cornejo J. Audiology pure tone evaluation. (Updated 2023 Mar 1). In: StatPearls [Internet]. StatPearls Publishing  2024. Available from: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK580531/
  11. Slade K, Plack CJ, Nuttall HE. The effects of age-related hearing loss on the brain and cognitive function. Trends Neurosci 2020;43:810-21. DOI: 10.1016/j.tins.2020.07.005
  12. Phung TK, Andersen BB, Høgh P, et al. Validity of dementia diagnoses in the Danish hospital registers. Dement Geriatr Cogn Disord 2007;24:220-8. DOI: 10.1159/000107084 
  13. Risk Reduction of Cognitive Decline and Dementia: WHO Guidelines. World Health Organization, 2019.
  14. National Institute for Health and Care Excellence. Dementia: assessment, management and support for people living with dementia and their carers. (NG97). NICE, June 2018.
  15. Travers C. Evidence summary. Hearing loss: as a risk factor (Dementia). The JBI EBP Database 2020; JBI-ES-296-1.




Ajoutez un commentaire

Commentaires