Revue d'Evidence-Based Medicine



Comment les médecins généralistes gèrent-ils l’incapacité de travail chez les patients ayant des symptômes de dépression ?



Minerva 2017 Volume 16 Numéro 6 Page 150 - 153

Professions de santé

Ergothérapeute, Médecin généraliste, Psychologue

Analyse de
Sylvain C, Durand MJ, Maillette P, Lamothe L. How do general practitioners contribute to preventing long-term work disability of their patients suffering from depressive disorders? A qualitative study. BMC Fam Pract 2016;17:71. DOI: 10.1186/s12875-016-0459-2


Question clinique
Comment les médecins généralistes gèrent-ils la reprise du travail chez les patients ayant des symptômes de dépression ? De quelle manière leur approche est-elle influencée par l’organisation des soins de santé ?


Conclusion
Cette étude qualitative montre que, parmi les médecins généralistes, il existe différentes manières de déterminer et de prendre en charge l’incapacité de travail et d’accompagner la reprise du travail chez les patients présentant des symptômes de dépression.


Contexte

Les symptômes de la dépression sont une cause importante d’incapacité de travail. Une étude néerlandaise (1) a montré que, parmi les personnes souffrant d’un trouble de l’humeur, la proportion de celles qui sont toujours incapables de travailler est de 56% après 6 mois et de 30% après un an. Une récente méta-analyse (2) montre qu’un des principaux éléments, auxquels les patients souffrant de problèmes psychiques sont confrontés durant la remise au travail, est le manque de concertation et de coordination entre les acteurs clés. Le médecin généraliste endosse le rôle social de prescrire l’incapacité de travail et d’accompagner le retour au travail. Malgré ce rôle central, peu d’études ont porté sur les pratiques et l’attitude du médecin généraliste en matière de délivrance de certificat d’incapacité de travail et sur son rôle dans la reprise du travail.

 

Résumé

Population étudiée

  • 13 médecins généralistes et 6 prestataires de soins de santé mentale dans 2 régions du Québec, au Canada ; une région où les soins de santé mentale sont peu accessibles (liste d’attente pour une consultation psychiatrique > 6 mois) et l’autre où ils sont plus accessibles (liste d’attente < 3 mois)
  • critères d’inclusion : avoir une patientèle variée et travailler dans un centre de première ligne (« primary health clinic ») dans une des 2 sous-régions ; aucun critère d’exclusion
  • recrutement par le biais de la diffusion de l’information et par un appel à participer à l’étude ; on a également utilisé l’effet boule de neige (on a demandé aux personnes interrogées les données d’autres professionnels de la santé intéressés).

 

Protocole de l’étude

étude qualitative

  • entretiens semi-structurés axés sur les éléments suivants :
    • quelle est la pratique actuelle pour l’évaluation de l’incapacité de travail et la planification de la reprise du travail chez les personnes atteintes de dépression ?
    • quel est le rôle du médecin généraliste dans le traitement de travailleurs actifs atteints de dépression (de la dépression infra-clinique à la dépression majeure) ?
    • quelles sont les interactions et la relation entre les acteurs clés (professionnels des soins de santé mentale, employeurs, assureurs) ?

Résultats
Les auteurs ont classé les résultats selon 3 thèmes :

  • La prise en charge des symptômes de dépression dans la pratique de médecine générale (mentionnée par toutes les personnes interrogées) :
    • évaluation de l’incapacité de travail, à savoir gravité des symptômes et répercussions sur les capacités fonctionnelles : aucun médecin généraliste n’utilise à cet effet une méthode standard (sauf une exception) ; ils s’appuient sur leur impression clinique lors de la consultation ; réévaluation après 4 semaines.
    • traitement des symptômes, à savoir activation et psychothérapie : les médecins généralistes choisissent d’abord les programmes d’aide aux salariés (Employee Assistance Programs, EAP) (axés uniquement sur les éléments en lien avec le travail) comme psychothérapie, ensuite, le secteur privé, et seuls les patients non assurés sont adressés à des établissements publics, pour y éviter les listes d’attente.
    • collaboration : la collaboration avec les psychothérapeutes se limite aux situations problématiques ; il n’y a pas de collaboration avec les employeurs, et la collaboration avec les assureurs se limite à du courrier administratif pour faciliter l’accès à certains services.
  • La prescription de l’incapacité de travail : 2 profils différents ont été identifiés
 

Profil de pratique n° 1 (8 médecins)

Profil de pratique n° 2 (5 médecins)

Estimation de la contribution des facteurs de stress liés au travail dans l’incapacité de travail

Les facteurs de stress liés au travail peuvent temporairement diminuer la capacité de résistance du travailleur, mais ce phénomène va diminuer à court terme.

Courte période d’incapacité de travail.

Les facteurs de stress liés au travail sont considérés comme négatifs pour la santé du patient.

 

L’incapacité de travail assure au patient de ne plus être exposé à ces facteurs de stress.

Signification donnée à l’incapacité de travail et à la reprise du travail

L’incapacité de travail fait partie du traitement ; elle est de courte durée.

Au début de l’incapacité de travail, la reprise du travail est proposée comme un élément constitutif du traitement. La reprise du travail fait partie de la guérison.

Importance de la prise de contact avec les collègues et le superviseur pour maintenir le seuil de reprise du travail à un faible niveau.

L’incapacité de travail est du temps destiné au repos.

 

La reprise du travail n’est pas abordée.

 

 

Il est conseillé au patient de ne pas chercher à avoir de contacts avec le lieu de travail.

Planification de la reprise du travail

Le patient est encouragé à prendre contact avec le superviseur et à convenir d’une remise au travail réaliste.

Recours à des services spécialisés pour un soutien.

Reprise du travail au rythme du patient.

 

 

Pas de recours proactif à des services spécialisés pouvant soutenir la remise au travail.

  • L’importance de l’organisation de la pratique :
    • un infirmier psychiatrique qui connaît bien le réseau de soins est extrêmement précieux, mais, sa présence est peu commune dans la pratique en raison des moyens financiers limités
    • la communication des données cliniques par les psychothérapeutes n’a lieu que lorsque le médecin généraliste a adressé le patient à un établissement public, ce qu’il ne fait qu’en dernier recours.

Aucun lien n’a été trouvé entre le comportement des médecins en matière de prescription d’incapacité de travail et l’offre plus ou moins grande d’établissements de santé mentale dans leur région.

Conclusion des auteurs

Les auteurs de cette étude mettent en lumière le rôle important du médecin généraliste dans la prévention de l’incapacité de travail de longue durée ainsi que la nécessité d’un soutien apporté par des services de santé mentale au niveau de la première ligne.

Financement de l’étude

Research Chair in Work Rehabilitation (Fondation J. Armand Bombardier et Pratt & Whitney Canada)

Conflits dintérêts des auteurs 

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts.

 

Discussion

 

Considérations sur la méthodologie

Cette étude qualitative satisfait largement aux critères de qualité pour les études qualitatives (3). La taille d’échantillon choisie convient pour cette question clinique, et la méthode de collecte des données a été décrite de manière détaillée. En effet, pour cette question clinique, ce sont les entretiens individuels qui sont les plus recommandés. On utilise aussi les notes et la documentation des cabinets des médecins. Six intervenants de terrain, en plus des médecins généralistes, ont également été interrogés. Les investigateurs essayent d’optimaliser la fiabilité interne grâce à cette triangulation. Le codage a été réalisé par 2 investigateurs, et les différences ont fait l’objet de discussions jusqu’à ce qu’un accord à 70% soit atteint. Malgré le nombre peu élevé de participants au final, la saturation a manifestement tout de même été atteinte. Les participants étaient des volontaires, et il se peut que leur sensibilité vis-à-vis de la problématique de la dépression, de l’incapacité de travail et de la remise au travail était plus élevée que la moyenne. Les femmes étaient majoritaires. Ce biais d’échantillonnage peut avoir faussé les résultats, et il en limite la possibilité de généralisation.

 

Interprétation des résultats

Le contexte dans lequel les médecins généralistes canadiens travaillent correspond largement au contexte belge. On peut certes discuter de la possibilité d’extrapoler les résultats. Il serait dès lors préférable de voir si, en Belgique aussi, les médecins généralistes peuvent être répartis en 2 profils : ceux qui prescrivent l’incapacité de travail pour éviter les facteurs de stress liés au travail et ceux qui parlent de la remise au travail dès le premier contact. Toutefois la réalité est peut-être plus complexe que ce que ces résultats laissent paraître. Par exemple, les investigateurs n’ont pas fait de distinction entre les symptômes de dépression et les symptômes de burn out. Pourtant, la prise en charge de l’incapacité de travail peut varier selon l’affection. En cas de burn out sans maladie psychique ou somatique, le guide de pratique clinique (GPC) Duodecim « Burn out » (4), qui n’a pas encore été adapté au contexte belge, suggère de réduire la charge de travail et d’adapter les tâches dans le milieu de travail.

Ce problème se rencontre aussi en Belgique, comme le montre une nouvelle étude conduite par l’Université catholique de Leuven (KUL) qui évalue comment les médecins généralistes peuvent contribuer à la prévention de l’incapacité de travail de longue durée pour symptômes psychiques (5). Les auteurs de l’étude analysée ici reconnaissent qu’il s’agit d’une petite étude exploratoire, et la réussite de cet objectif ne fait aucun doute. Peu d’études ont tenté de documenter le comportement des médecins généralistes en matière de prescription d’incapacité de travail et de revalidation en vue de la reprise du travail en cas de symptômes de dépression. Une récente synthèse méthodique n’a quant à elle pas montré de différence entre des programmes systématiques de soutien de la reprise du travail d’une durée de 4 semaines et la prise en charge classique (6).

 

Conclusion de Minerva

Cette étude qualitative montre que, parmi les médecins généralistes, il existe différentes manières de déterminer et de prendre en charge l’incapacité de travail et d’accompagner la reprise du travail chez les patients présentant des symptômes de dépression.

 

Pour la pratique

Il n’existe pas de GPC belge sur la prescription de l’incapacité de travail et l’organisation de la reprise du travail chez les patients présentant des symptômes de dépression. Il s’agit pourtant d’un problème très pertinent car le nombre de patients en incapacité médicale de longue durée ne cesse d’augmenter. Le ministre compétent a donc jugé nécessaire de prendre des initiatives à ce sujet. Actuellement, il n’existe pas ou peu de collaboration entre le médecin responsable du traitement, le médecin contrôle de la mutualité et le médecin du travail et elle peut certainement être améliorée. Il convient de faire de cette thématique une priorité de recherche au vu des coûts élevés individuels et sociaux liés à l’incapacité de travail de longue durée en cas de symptômes de dépression et du fait que le médecin généraliste peut avoir un rôle central pour limiter cette forme d’incapacité de travail. Nous pouvons déjà déduire de l’étude qualitative décrite ci-dessus que les médecins généralistes doivent être conscients de leur comportement personnel en matière de prescription d’incapacité de travail chez les patients présentant des symptômes de dépression et savoir quel est leur rôle dans la gestion de la reprise du travail.

 

 

Références 

  1. Roelen CAM, Norder G, Koopmans PC, et al. Employees sick-listed with mental disorders: who returns to work and when? J Occup Rehabil 2012;22:409-17. DOI: 10.1007/s10926-012-9363-3
  2. Andersen MF, Nielsen KM, Brinkmann S. Meta-synthesis of qualitative research on return to work among employees with common mental disorders. Scand J Work Environ Health 2012;38:93-104. DOI: 10.5271/sjweh.3257
  3. Poelman T. À quels critères une étude qualitative doit-elle répondre ? MinervaF 2015;14(2):24.
  4. Épuisement professionnel (burnout). Duodecim Medical Publications. Dernière mise à jour: 06/06/2011. Dernière revue: 19/06/2013. Dernière revue contextuelle: 06/06/2011.
  5. Neyens I, Van Audenhoven C. Dringend gezocht. Hoe kunnen huisartsen langdurige uitval wegens psychische klachten helpen voorkomen? Contactblad ACHG 2016;1:5.
  6. Vogel N, Schandelmeiser S, Zumbrunn T, et al. Return to work coordination programs for improving return to work in workers on sick leave. Cochrane Database Syst Rev 2017, Issue 3. DOI: 10.1002/14651858.CD011618.pub2

 

 


Auteurs

Heyerick M.
Huisartsenpraktijk De Wijngaard Roeselare
COI :

Lemiengre M.
Huisartsenpraktijk De Wijngaard Roeselare; Vakgroep Huisartsgeneeskunde en Eerstelijnsgezondheidszorg, UGent
COI :

Glossaire

triangulation

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