Revue d'Evidence-Based Medicine
Continuer les antivitamines K ou passer aux anticoagulants oraux directs chez les personnes âgées fragiles présentant une fibrillation auriculaire ?
Minerva 2024 Volume 23 Numéro 8 Page 181 - 184
Professions de santé
Infirmier, Médecin généraliste, PharmacienContexte
La fibrillation auriculaire (FA) est une arythmie dont la prévalence est supérieure à 10% chez les personnes âgées de plus de 80 ans. Le risque d’accident vasculaire cérébral (AVC) est cinq fois plus élevé chez les personnes atteintes de FA, mais ce risque accru est réduit de deux tiers sous anticoagulant (1). Au départ, seuls les antivitamines K étaient utilisés, mais en raison de leur marge thérapeutique étroite et des nombreuses interactions possibles, des alternatives ont été développées (2). Plusieurs commentaires publiés dans Minerva ont montré que l’efficacité des AOD ne différait pas significativement de celle des antivitamines K en ce qui concerne la prévention des thrombo-embolies veineuses récurrentes, des thromboses veineuses profondes récurrentes et des embolies pulmonaires au cours d’un suivi de 12 mois (3-6). Un autre commentaire a été publié au sujet d’une étude menée chez des personnes âgées résidant dans des maisons de repos et de soins et présentant une FA qui montrait que la mortalité avec les AOD était plus faible qu’avec la warfarine (7,8). Cependant, il a été souligné à plusieurs reprises que des recherches supplémentaires étaient nécessaires sur la sécurité des différents AOD, en particulier en ce qui concerne les hémorragies majeures (3-8). Les patients des études portant sur les AOD en vue de leur enregistrement sont généralement plus jeunes, moins polymédiqués et plus robustes sur le plan clinique que les patients rencontrés dans la pratique clinique (9-11). En outre, les personnes âgées fragiles étaient généralement exclues de ces études (11). Par conséquent, il n’est pas certain que les avantages des AOD puissent être transposés aux personnes âgées fragiles atteintes de fibrillation auriculaire. Cette question a été étudiée dans le cadre d’une récente étude randomisée contrôlée (RCT) pragmatique (12).
Résumé
Population étudiée
- critères d’inclusion : personnes âgées fragiles (Groningen Frailty Indicator (GFI) ≥ 3) personnes âgées (≥ 75 ans) traitées par des antivitamines K en raison d’une fibrillation auriculaire dans 8 services néerlandais de prévention des thromboses et désireuses de passer à des anticoagulants oraux directs
- critères d’exclusion : fibrillation auriculaire valvulaire (= valve artificielle mécanique et/ou sténose sévère de la valve mitrale) ; participation à une autre étude portant sur un médicament ; absence de consentement éclairé signé ; insuffisance rénale sévère (GFR < 30 ml/min/1,73 m²)
- finalement, inclusion de 1323 personnes âgées en moyenne de 83 ans (ET 5,1), 36% à 41% de femmes, avec un GFI médian de 4 (interquartile 3-6) ; le score CHA2DS2-VASc médian était de 4 (interquartile 3-5), et le GFR était en moyenne de 63 ± 16 ml/min/1,73 m².
Protocole de l’étude
Étude de supériorité, randomisée dans un rapport de 1 sur 1, contrôlée, multicentrique, pragmatique, menée en ouvert
- stratification selon le service de prévention des thromboses et selon la fonction rénale (GFR ≥ 50 contre GFR entre 30 et 50 ml/min/1,73 m²)
- groupe intervention (n = 662) : arrêt des antivitamines K et passage à des AOD si INR < 1,3
- le choix de l’AOD a été déterminé par le médecin traitant ; la posologie et les ajustements des doses ont été effectués sur la base des résumés des caractéristiques du produit
- le délai médian depuis la randomisation jusqu’au passage à l’AOD était de 52 jours (interquartile 35 à 72 jours)
- 332 patients ont reçu du rivaroxaban, 115 ont reçu de l’apixaban, 109 ont reçu de l’édoxaban, et 57 ont reçu du dabigatran
- groupe témoin (n = 661) : poursuite des antivitamines K (1 mg d’acénocoumarol ou 3 mg de phénprocoumone sur la base de l’INR (plage 2-3).
Mesure des résultats
- principal critère de jugement : hémorragie majeure ou hémorragie non majeure cliniquement pertinente (définies respectivement comme « hémorragie fatale, hémorragie dans une zone ou un organe majeur (comme une hémorragie intracrânienne), hémorragie avec une baisse de l’hémoglobine ≥ 2 g/dl ou nécessitant une transfusion de ≥ 2 unités de sang total » et « hémorragie non majeure nécessitant une consultation urgente et/ou une intervention médicale et/ou une hospitalisation »)
- critères d’évaluation secondaires : mortalité globale, hémorragie majeure, hémorragie non majeure cliniquement pertinente, événements thrombo-emboliques (AVC ischémique, accident ischémique transitoire (AIT), maladie artérielle périphérique), combinaison d’hémorragie majeure ou non majeure cliniquement pertinente et d’événements thrombo-emboliques, combinaison d’accident vasculaire cérébral ischémique et hémorragique
- les patients ont été suivis par téléphone 1 mois, 3 mois, 6 mois, 9 mois et 12 mois après la randomisation ; des informations médicales supplémentaires ont été demandées en cas de survenue d’un critère de jugement
- analyses en intention de traiter
- modèle de Cox à risques proportionnels.
Résultats
- au cours d’un suivi médian de 344 jours, 44 personnes du groupe intervention et 46 personnes du groupe témoin sont décédées
- principal critère de jugement : risque plus élevé d’hémorragie majeure ou d’hémorragie non majeure cliniquement pertinente dans le groupe intervention que dans le groupe témoin : 15,3% contre 9,4% ; HR de 1,69 avec IC à 95% de 1,23 à 2,23 ; p = 0,001) ; il s’agissait de 17 (2,6%) contre 4 (0,6%) hémorragies gastro-intestinales et 20 (3,0%) contre 11 (1,7%) hémorragies urogénitales dans le groupe intervention et dans le groupe témoin
- critères de jugement secondaires :
- pas de différence pour les hémorragies majeures
- nombre d’hémorragies non majeures cliniquement pertinentes plus élevé dans le groupe intervention que dans le groupe témoin : 12,7% contre 7,4% ; HR de 1,77 avec IC à 95% de 1,24 à 2,52
- pas de différence entre le groupe intervention et le groupe témoin quant au nombre d’événements thrombo-emboliques et quant à la mortalité globale
- analyse de sensibilité pour le principal critère de jugement : HR de 1,17 avec IC à 95% de 0,70 à 1,96 du jour 0 au jour 100 et HR de 2,10 avec IC à 95% de 1,40 à 3,16 du jour 100 au jour 365
pas d’autres résultats avec les analyses de sous-groupes selon le sexe, l’âge, le type d’AOD, le niveau de fragilité et la fonction rénale.
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que le passage des antivitamines K selon l’INR à des AOD chez des personnes âgées fragiles présentant une FA a été associé à davantage de saignements que la poursuite du traitement par antivitamine K et n’a pas été associé à une réduction des événements thrombo-emboliques.
Financement de l’étude
Financement par le gouvernement néerlandais (Organisation néerlandaise pour la recherche et le développement en matière de santé (ZonMw)), avec le soutien de Boehringer-Ingelheim, BMS-Pfizer, Bayer, Daiichi-Sankyo et UMC Utrecht.
Conflits d’intérêt des auteurs
Deux auteurs déclarent des paiements de firmes pharmaceutiques telle que Bayer, de BMS/Pfizer, de Boehringer Ingelheim et de Daiichi Sankyo Bayer (Health Care), BMS/Pfizer, Boehringer Ingelheim, Daiichi Sankyo, Sobi et Roche; deux auteurs déclarent des paiements de la part de 4 organisations (le Fonds néerlandais des soins de santé (Nederlands Zorgfonds), l’Organisation néerlandaise pour la recherche et le développement en matière de santé (Nederlandse Organisatie voor Gezondheidsonderzoek en Ontwikkeling, ZonMw), la Fondation néerlandaise contre la thrombose (Nederlandse Trombosestichting) et Fondation néerlandaise pour les maladies du cœur (Nederlandse Hartstichting).
Discussion
Évaluation de la méthodologie
Cette étude randomisée contrôlée (RCT) a été réalisée sur la base d’un protocole précédemment publié (13). Les auteurs eux-mêmes qualifient cette RCT de pragmatique. Elle présente l’avantage d’être très proche de la réalité clinique. Les critères d’inclusion et d’exclusion sont clairement définis, de même que les analyses (intermédiaires) qui ont été effectuées. La taille de l’échantillon a été calculée au préalable, et il y avait suffisamment de participants pour démontrer une différence entre les deux groupes de traitement en ce qui concerne le principal critère de jugement. Au cours d’une analyse intermédiaire portant sur 163 événements primaires (101 (15,3%) lors du passage aux AOD contre 62 (9,4%) en cas de poursuite des antivitamines K), l’étude a été arrêtée sur la base des règles d’arrêt prédéterminées. En effet, il a été estimé que la probabilité d’un effet bénéfique du passage aux AOD lors de l’analyse finale était très faible. Ces règles d’arrêt pour futilité peuvent protéger les patients contre des traitements inefficaces et dangereux, et elles permettent aussi des économies de temps et d’argent. Nous devons tenir compte du fait que certains critères de jugement peuvent manquer de puissance en raison de l’arrêt prématuré de l’étude. Il est donc surprenant que les chercheurs aient procédé à des analyses en sous-groupes post hoc.
Les critères de jugement utilisés sont objectifs et bien décrits, ce qui réduit le risque de biais. Mais pour les connaître, on interroge le patient, et, par conséquent, des biais de conformité sociale et des erreurs de mémoire sont possibles. Si un patient tolère les antivitamines K depuis un certain temps, le risque n’est pas négligeable qu’il signale davantage de saignements lors du passage à un autre médicament. En revanche, il ne faut certainement pas en surestimer l’impact sur les résultats, car des informations complémentaires pouvaient être demandées au médecin traitant lors de la survenue d’un événement. Il n’est cependant pas mentionné dans quelle mesure cela s’est fait systématiquement.
Évaluation des résultats
Les résultats de cette étude peuvent être pertinents pour la pratique clinique, mais le cadre spécifique doit être pris en compte. La plupart des patients du groupe intervention ont reçu du rivaroxaban. Une précédente étude a montré que le rivaroxaban n’entraînait pas moins d’hémorragies majeures que la warfarine (14). En fait, une analyse post hoc a montré que l’incidence du critère composite combinant hémorragie majeure et hémorragie non majeure cliniquement pertinente était plus élevée chez les personnes âgées (75+) sous rivaroxaban (HR de 1,13 avec IC à 95% de 1,02 à 1,25) (15). Comme indiqué dans d’autres commentaires publiés dans Minerva, des recherches supplémentaires doivent être menées sur la sécurité des différents AOD. Les auteurs de l’étude discutée ici ont effectué une analyse de sous-groupes en fonction du type d’AOD ; elle a montré qu’il n’y avait pas de différences entre les AOD. Toutefois, comme nous l’avons souligné plus haut, il convient d’être prudent avant de tirer des conclusions, en raison d’un éventuel manque de puissance.
Cette étude a été menée chez des patients cliniquement stables dont la coagulation a été suivie par les services néerlandais de prévention des thromboses. Le temps dans l’intervalle thérapeutique (time in therapeutic range, TTR) était en moyenne de 65,3% à 74%. La question est de savoir si nous pouvons extrapoler ces résultats à notre système de santé où le suivi de l’INR est moins coordonné. Par ailleurs, nous ne pouvons pas conclure dans quelle mesure les patients dont l’INR est moins bien régulé pourraient encore bénéficier davantage du passage aux AOD.
Enfin, les résultats montrent que le risque d’hémorragie n’augmente qu’après 100 jours. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il a fallu en moyenne 52 jours (interquartile 35-72) après la randomisation pour passer à un AOD dans le groupe intervention. Mais ce phénomène pourrait aussi s’expliquer par l’absence ou la brièveté du suivi des patients sous AOD par les services néerlandais de prévention des thromboses. On ne sait pas dans quelle mesure les doses d’AOD étaient correctes durant toute la période de l’étude.
Que disent les guides de pratique clinique ?
En l’absence de contre-indication absolue aux AOD (par exemple, valve cardiaque mécanique, sténose de la valve mitrale modérée à sévère), les guides européens (1) et américains (16) favorisent les AOD par rapport aux antivitamines K pour la prévention de la thrombo-embolie chez les patients atteints de fibrillation auriculaire lorsqu’une anticoagulation est indiquée. Le guide de pratique clinique de la Société européenne de cardiologie (European Society of Cardiology, ESC) sur la fibrillation auriculaire (FA) précise que, chez les personnes âgées fragiles atteintes de FA, les inconvénients de l’anticoagulation ne surpassent pas ses avantages et que, chez ces patients, les AOD pourraient être plus bénéfiques que les antivitamines K.
Conclusion de Minerva
Cette étude randomisée contrôlée pragmatique montre que, dans une population âgée et fragile souffrant de fibrillation auriculaire et dont le traitement anticoagulant avec des antivitamines K a été bien géré pendant des années, la poursuite des antivitamines K est plus sûre que le passage à des anticoagulants oraux directs, sur un critère de jugement combiné d’hémorragies majeures et d’hémorragies non majeures cliniquement significatives.
- Hindricks G, Potpara T, Dagres N, et al. 2020 ESC Guidelines for the diagnosis and management of atrial fibrillation developed in collaboration with the European Association for Cardio-Thoracic Surgery (EACTS): The Task Force for the diagnosis and management of atrial fibrillation of the European Society of Cardiology (ESC) Developed with the special contribution of the European Heart Rhythm Association (EHRA) of the ESC. European Heart J 2021;42:373-498. DOI: 10.1093/eurheartj/ehaa612
- Van der Linden L, Hias J, Vanassche T. The value and limitations of new oral anticoagulant plasma level assessments. Eur Heart J Suppl 2022;24(Suppl A):A32-A41. DOI: 10.1093/eurheartj/suab153
- Van Cauwenbergh S. Anticoagulants oraux directs (AOD) pour le traitement de la thrombose veineuse profonde. MinervaF 2024; 23(6):118-21.
- Wang X, Ma Y, Hui X, et al. Oral direct thrombin inhibitors or oral factor Xa inhibitors versus conventional anticoagulants for the treatment of deep vein thrombosis. Cochrane Database Syst Rev 2023, Issue 4. DOI: 10.1002/14651858.CD010956.pub3
- Van Cauwenbergh S. Anticoagulants oraux directs pour le traitement à long terme de l’embolie pulmonaire : mise à jour. Minerva Analyse 21/03/2024.
- Li M, Li J, Wang X, et al. Oral direct thrombin inhibitors or oral factor Xa inhibitors versus conventional anticoagulants for the treatment of pulmonary embolism. Cochrane Database Syst Rev 2023, Issue 4. DOI: 10.1002/14651858.CD010957.pub3
- Valentin S. Patients en fibrillation auriculaire en maison de repos : anticoagulants oraux directs ou warfarine ? Minerva Analyse 15/09/2021.
- Alcusky M, Tjia J, McManus DD, et al. Comparative safety and effectiveness of direct-acting oral anticoagulants versus warfarin: a national cohort study of nursing home residents. J Gen Intern Med 2020;35:2329-37. DOI: 10.1007/s11606-020-05777-3
- Ruff CT, Giugliano RP, Braunwald E, et al. Comparison of the efficacy and safety of new oral anticoagulants with warfarin in patients with atrial fibrillation: a meta-analysis of randomised trials. Lancet 2014;383:955-62. DOI: 10.1016/S0140-6736(13)62343-0
- Caldeira D, Nunes-Ferreira A, Rodrigues R, et al. Non-vitamin K antagonist oral anticoagulants in elderly patients with atrial fibrillation: a systematic review with meta-analysis and trial sequential analysis. Arch Gerontol Geriatr 2019;81:209-14. DOI: 10.1016/j.archger.2018.12.013
- Grymonprez M, Steurbaut S, De Backer TL, et al. Effectiveness and safety of oral anticoagulants in older patients with atrial fibrillation: a systematic review and meta-analysis. Front Pharmacol 2020;11:583311. DOI: 10.3389/fphar.2020.583311
- Joosten LP, van Doorn S, van de Ven PM, et al. Safety of switching from a vitamin K antagonist to a non-vitamin K antagonist oral anticoagulant in frail older patients with atrial fibrillation: results of the FRAIL-AF randomized controlled trial. Circulation 2024;149:279-89. DOI: 10.1161/CIRCULATIONAHA.123.066485
- Joosten LPT, van Doorn S, Hoes AW, et al. Safety of switching from vitamin K antagonist to non-vitamin K antagonist oral anticoagulant in frail elderly with atrial fibrillation: rationale and design of the FRAIL-AF randomised controlled trial. BMJ Open 2019;9:e032488. DOI: 10.1136/bmjopen-2019-032488
- Patel MR, Mahaffey KW, Garg J, et al. Rivaroxaban versus warfarin in nonvalvular atrial fibrillation. N Engl J Med 2011;365:883-91. DOI: 10.1056/NEJMoa1009638
- Halperin JL, Hankey GJ, Wojdyla DM, et al. Efficacy and safety of rivaroxaban compared with warfarin among elderly patients with nonvalvular atrial fibrillation in the Rivaroxaban Once Daily, Oral, Direct Factor Xa Inhibition Compared With Vitamin K Antagonism for Prevention of Stroke and Embolism Trial in Atrial Fibrillation (ROCKET AF). Circulation 2014;130:138-46. DOI: 10.1161/CIRCULATIONAHA.113.005008
- January CT, Wann LS, Calkins H, et al. 2019 AHA/ACC/HRS Focused Update of the 2014 AHA/ACC/HRS Guideline for the management of patients with atrial fibrillation. A report of the American College of Cardiology/American Heart Association Task Force on Clinical Practice Guidelines and the Heart Rhythm Society in Collaboration With the Society of Thoracic Surgeons. Circulation 2019:140:e125-e151. DOI: 10.1161/cir.0000000000000665
Auteurs
Van der Linden L.
ziekenhuisapotheek, UZ Leuven; Departement van Farmaceutische en Farmacologische Wetenschappen, KU Leuven
COI : L’auteur déclare des conflits d’intérêt avec le sujet.
Code
I48
K78
Ajoutez un commentaire
Commentaires