Revue d'Evidence-Based Medicine
L'entraînement sensorimoteur et l'entraînement par vibration du corps entier peuvent-ils réduire l’incidence de la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie ?
Minerva 2025 Volume 24 Numéro 9 Page 193 - 196
Professions de santé
Ergothérapeute, Infirmier, Kinésithérapeute, Médecin généralisteContexte
« Bien que de nombreuses personnes atteintes de cancer se rétablissent généralement bien après le diagnostic et les traitements, un nombre significatif continue à souffrir de problèmes physiques, émotionnels et sociaux persistants. Ces effets à long terme, qu'ils soient liés directement au cancer ou à son traitement, peuvent entraîner des limitations fonctionnelles qui impactent la vie » (1-4). La neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie (CIPN) est aujourd’hui reconnue comme un effet indésirable majeur (5-8), à la fois dose-limitant et délétère pour la qualité de vie (9). Dans cette nouvelle analyse (10), Minerva s’intéresse à une étude traitant d’un entraînement neuromusculaire pour prévenir ou diminuer l’incidence de la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie.
Résumé
Population étudiée
- recrutement dans 4 centres : hôpital universitaire de Cologne, hôpital Saint Antonius Eschweiler, cabinet d’oncologie Sachsenring Cologne, cabinet d’oncologie interne et hématologie Cologne
- critères d’inclusion : adultes atteints de cancer (≥ 18 ans), chimiothérapie de première ligne à base d’oxaliplatine ou d’alcaloïdes de la pervenche, aptes mentalement et physiquement à donner un consentement écrit
- critères d’exclusion : neuropathie préexistante d’autre cause, traitements anticancéreux antérieurs, contre-indication aux vibrations du corps entier (métastases osseuses instables, thrombose aiguë jambe, prothèse de hanche), infarctus du myocarde/angor ou maladie cardiaque NYHA III–IV dans les 6 mois
- au total, 158 patients randomisés (55 avec entraînement sensorimoteur, 53 avec vibration corps entier, 50 avec traitement habituel) ; âge moyen de 49,1 ans (étendue 18–82) ; 93 hommes (58,9%) et 65 femmes (41,1%).
Protocole d’étude
Etude clinique randomisée multicentrique à 3 bras parallèles
- programme d’entraînement sensorimoteur (SMT) supervisé (SMT) (n = 55) : exercices d’équilibre sur surfaces instables avec progression individualisée
- entrainement par vibration du corps entier supervisé (Whole-Body Vibration ou WBV) (n = 53) : plateforme vibrante oscillante, fréquence et amplitude standardisées, exercices statiques/dynamiques
- comparateur : traitement habituel (TAU) (n = 50) : soins oncologiques standards sans programme structuré d’exercice
- le SMT et le WBV se déroulaient en séances de 15 à 30 minutes, 2 fois par semaine, sous la supervision par du personnel formé et en parallèle à la chimiothérapie.
Mesure des résultats
- critère de jugement primaire : incidence de la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie à la fin du traitement ; le diagnostic est basé sur :
- batterie de tests cliniques : sensibilité aux vibrations, réflexes ostéotendineux profonds (Achille, rotulien, biceps), perception de la position du 1er et du 2e orteil, sens du toucher jambes/pieds, force du bas de la jambe (Conseil de Recherche Médicale)
- présence définie si ≥ 2 des 3 paramètres principaux (réflexes, sensibilité vibratoire, perception de la position) pathologiques
- confirmation par évaluations supplémentaires : perception du toucher, force musculaire, conduction nerveuse (nerfs tibial et sural) et questionnaire FACT/GOG-Ntx (score ≥ 2 = pathologique)
- critères de jugement secondaires :
- symptômes subjectifs (échelle visuelle analogique : douleur, brûlure, engourdissement)
- contrôle de l’équilibre (plateforme de force : bipodal yeux ouverts/fermés, unipodal)
- niveaux d’activité physique (questionnaire d’activité physique de Fribourg, scores MET)
- qualité de vie : FACT/GOG-Ntx, EORTC QLQ-C30
- douleur neuropathique : questionnaire Pain-DETECT
- paramètres cliniques : réductions de dose de chimiothérapie, interruptions de traitement, hospitalisations, rechute, mortalité
- le critère d'évaluation principal, l'incidence de la CIPN, et tous les critères d'évaluation secondaires qualitatifs ont été évalués par le test exact de Fisher dans chaque strate séparément, et par le test de Mantel-Haenszel (MH) entre les strates, afin de comparer les 3 sous-groupes ; des analyses en ITT et per protocole ont été réalisées.
Résultats
- les résultats du critère de jugement primaire montrent une incidence statistiquement plus faible de la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie (CIPN) avec l'entraînement sensorimoteur (SMT) et l'entraînement par vibrations (WBV) d'une part, par rapport aux soins habituels (TAU) d'autre part (voir tableau 1)
Tableau 1. Incidence de la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie (CIPN) dans les groupes de traitement (SMT, WBV, TAU) avec comparaison entre SMT et WBV d'une part et TAU d'autre part ; selon les analyses en intention de traiter (ITT) et per protocole (PP).
|
Analyse |
Groupe |
Effectif (n) |
Incidence CIPN (%) |
IC 95% |
p-value vs TAU |
|
ITT |
TAU |
34 |
70,6% |
58,0–83,2 |
— |
|
ITT |
SMT |
40 |
30,0% |
17,9–42,1 |
0,001 |
|
ITT |
WBV |
34 |
41,2% |
27,9–54,5 |
0,03 |
|
PP |
TAU |
30 |
73,3% |
61,1–85,6 |
— |
|
PP |
SMT |
28 |
28,6% |
16,6–40,5 |
0,002 |
|
PP |
WBV |
24 |
37,5% |
24,4–50,5 |
0,01 |
ITT : analyse en intention de traiter ; PP : analyse per protocole.
- les résultats des critères de jugement secondaires montrent :
- 1. résultats statistiquement significatifs
- a. onctions neurosensorielles et motrices
- sensibilité vibratoire : améliorée dans le groupe SMT (18/55 ; 32,7%) comparé au groupe TAU (25/50 ; 50,0%) (p = 0,02, test de Mantel-Haenszel)
- sens du toucher : absence de déficit dans le groupe SMT (0/55) versus 4/50 (8,0%) dans TAU (p = 0,04)
- force du membre inférieur : déficit observé chez 1/55 (1,8%) dans SMT contre 6/50 (12,0%) dans TAU (p = 0,04)
- b. réduction des doses de chimiothérapie
- moins de réductions de dose dans SMT (12/38 ; 31,6%) comparé à TAU (22/39 ; 56,4%) et WBV (21/39 ; 53,8%) (p = 0,04)
- c. mortalité
- taux de mortalité significativement plus faible dans SMT (1/52 ; 1,9%) comparé à TAU (7/41 ; 17,1%) (p = 0,04)
- d. symptômes neuropathiques subjectifs
- les auteurs rapportent une amélioration significative pour le groupe SMT versus le groupe contrôle, mais ne rapportent pas de chiffres exacts; dans le groupe SMT, il n'y a pas de symptômes de douleur ou de sensation de brûlure (0,00 ; IC à 95% 0,00-0,00) après chimiothérapie, comparé à avant chimiothérapie
- e. contrôle postural
- amélioration du contrôle de l’équilibre en position bipédale avec yeux ouverts, yeux fermés, et en appui unipodal dans le groupe SMT
- maintien des bénéfices en position bipédale yeux fermés jusqu’à 3 mois après la fin du traitement dans les deux groupes d’intervention
- a. onctions neurosensorielles et motrices
- 2. résultats non statistiquement significatifs pour les critères qualité de vie, niveau d’activité physique, questionnaire FACT/GOG-Ntx, durée d’hospitalisation (inpatient/outpatient days) et récidive
- 3. sécurité : 7 évènements indésirables (dont 1 grave) ont été rapportés, sans lien établi avec les interventions.
- 1. résultats statistiquement significatifs
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que "conformément à notre hypothèse formulée a priori, cet essai clinique randomisé fournit une première preuve que des entraînements spécifiques, stimulant le système neuromusculaire (entraînement sensorimoteur et entraînement par vibration du corps entier), réduisent l’apparition de la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie de 50% à 70%".
Financement de l’étude
L’étude a été financée par la Deutsche Krebshilfe (Ligue allemande contre le cancer) ; le financeur n’a joué aucun rôle dans la conception de l’étude, la collecte, l’analyse ou l’interprétation des données, ni dans la rédaction ou la décision de soumettre le manuscrit.
Conflits d’intérêts des auteurs
Deux auteurs ont reçu des honoraires comme conférencier de la part de BMS (Bristol Myers Squibb), et AbbVie/Allergan en dehors du cadre de cette étude.
Discussion
Évaluation de la méthodologie
Cet essai clinique randomisé multicentrique a été conduit dans quatre centres allemands, ce qui réduit le risque de biais lié à un centre unique pouvant compromettre l'extrapolabilité.
Le calcul de la puissance est bien détaillé. La randomisation a été réalisée de manière claire et les évaluateurs étaient maintenus à l’aveugle de l’affectation des participants pour toutes les mesures cliniques et électrophysiologiques, limitant ainsi le biais d’évaluation. L’étude a utilisé des outils de mesure validés, tels que des tests cliniques standards, des examens de conduction nerveuse et des questionnaires reconnus (FACT/GOG-Ntx, EORTC QLQ-C30, Pain-DETECT). Le critère de jugement principal était défini de manière précise et objectivé par un ensemble cohérent de mesures cliniques et paracliniques. Les analyses ont été menées à la fois en intention de traiter et per protocole, ce qui renforce la robustesse méthodologique.
Certaines limites méthodologiques doivent cependant être soulignées. La taille relativement modeste de l’échantillon élargit les intervalles de confiance et réduit la précision des estimations. L’aveuglement des participants et des intervenants n’était pas possible en raison de la nature de l’intervention, ce qui expose à un biais de performance. La pandémie de covid 19 a perturbé le déroulement de l’étude, entraînant des retards, un taux d’abandon accru et des données manquantes pour plusieurs patients. De plus, certains questionnaires utilisés pour évaluer la qualité de vie et la douleur ne sont pas spécifiques à la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie, ce qui pourrait réduire la sensibilité de la mesure. Une adaptation préalable de ces outils, suivie de la vérification de leur cohérence interne à l’aide du coefficient alpha de Cronbach, aurait permis de renforcer leur validité dans ce contexte et d’obtenir une analyse plus précise.
Évaluation des résultats
Les résultats de cette RCT montrent que la thérapie par vibration peut réduire la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie (CIPN), ainsi que maintenir et améliorer les résultats subjectifs et objectifs, tels que la sensibilité aux vibrations, le sens du toucher, la force des membres inférieurs, la douleur, la sensation de brûlure et le contrôle de l'équilibre. De plus, les patients ont nécessité moins de réductions de dose et ont présenté une mortalité moindre et un niveau d'activité physique plus élevé. Cependant, l’absence de groupe placebo ou intervention simulée limite la capacité à attribuer les effets uniquement à l’intervention. Le taux d’abandon est de 22% dans le groupe intervention versus 32% dans le groupe soins habituels, ce qui ne remet pas en question l’adhésion des patients à ce type de prise en charge. Les choix des auteurs de limiter les traitements étudiés à l'oxaliplatine et aux alcaloïdes de la pervenche est cohérents : ils figurent parmi les substances les plus fréquemment utilisées dans le traitement du cancer, avec une incidence élevée de CIPN (70%-90%) (7).
Il convient toutefois de noter que l’étude n’a pas intégré l’âge des participants comme variable d’ajustement ou de stratification. Or, plusieurs travaux ont montré que l’âge avancé est associé à un risque accru de neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie (11-14), tant pour son incidence que pour sa persistance. Une taille d’échantillon plus importante aurait permis de réaliser des analyses par sous-groupes d’âge et d’examiner si ce facteur influençait l’effet observé des interventions.
Que disent les guides de pratique clinique ?
L’American Society of Clinical Oncology (ASCO) recommande, dans ses directives de 2020, qu’aucun agent pharmacologique ne soit utilisé pour prévenir la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie, et contre indique notamment l’acétyl L carnitine. Chez les patients présentant une neuropathie périphérique douloureuse, la duloxétine demeure le seul traitement pharmacologique recommandé, bien que son efficacité soit limitée, avec un bénéfice modeste et la possibilité d’effets indésirables. L’activité physique ou l’exercice ne sont pas, à ce jour, officiellement recommandés comme stratégie préventive ou curative, en raison de la faible qualité des preuves actuellement disponibles (15).
Conclusion de Minerva
Cette étude clinique randomisée multicentrique fournit une première preuve que des entraînements spécifiques, stimulant le système neuromusculaire (entraînement sensorimoteur et entraînement par vibration du corps entier), réduisent l’apparition de la neuropathie périphérique induite par la chimiothérapie de 50% à 70%. Cette étude, de bonne qualité méthodologique, présente des résultats prometteurs qui soutiennent l’intérêt de mener des recherches complémentaires, idéalement avec des échantillons plus importants, afin de confirmer l’hypothèse formulée et de l’affiner, notamment par des analyses stratifiées selon l’âge des patients.
- Cooper AF, Hankins M, Rixon L, et al. Distinct work‐related, clinical and psychological factors predict return to work following treatment in four different cancer types. Psychooncology 2013;22:659-67. DOI: 10.1002/pon.3049
- Gragnano A, Miglioretti M, Magon G, Pravettoni G. Work with cancer or stop working after diagnosis? Variables affecting the decision. Work 2021;70:177-85. DOI: 10.3233/wor-213563
- Tock R. Interventions non médicales pour améliorer le retour au travail des personnes atteintes d’un cancer. MinervaF 2024;23(9):204-8.
- de Boer AG, Tamminga SJ, Boschman JS, Hoving JL. Non-medical interventions to enhance return to work for people with cancer. Cochrane Database Syst Rev 2024, Issue 3. DOI: 10.1002/14651858.CD007569.pub4
- Staff NP, Grisold A, Grisold W, Windebank AJ. Chemotherapy-induced peripheral neuropathy: a current review. Ann Neurol 2017;81:772-81. DOI: 10.1002/ana.24951
- Zajączkowska R, Kocot-Kępska M, Leppert W, et al. Mechanisms of chemotherapy-induced peripheral neuropathy. Int J Mol Sci 2019;20:1451. DOI: 10.3390/ijms20061451
- Cavaletti G, Marmiroli P. Management of oxaliplatin-induced peripheral sensory neuropathy. Cancers (Basel) 2020;12:1370. DOI: 10.3390/cancers12061370
- Laforgia M, Laface C, Calabrò C, et al. Peripheral neuropathy under oncologic therapies: a literature review on pathogenetic mechanisms. Int J Mol Sci 2021;22:1980. DOI: 10.3390/ijms22041980
- Loprinzi CL, Lacchetti C, Bleeker J, et al. Prevention and management of chemotherapy-induced peripheral neuropathy in survivors of adult cancers: ASCO guideline update. J Clin Oncol 2020;38:3325 3348. DOI: 10.1200/JCO.20.01399
- Streckmann F, Elter T, Lehmann HC, et al. Preventive effect of neuromuscular training on chemotherapy-induced neuropathy: a randomized clinical trial. JAMA Intern Med 2024;184:1046-53. DOI: 10.1001/jamainternmed.2024.2354
- Sun L, Yu X, Luyan G, et al. Risk factors of paclitaxel-induced peripheral neuropathy in patients with breast cancer: a prospective cohort study. Front Oncol 2024;14:1327318. DOI: 10.3389/fonc.2024.1327318
- Bulls HW, Hoogland AI, Kennedy B, et al. A longitudinal examination of associations between age and chemotherapy-induced peripheral neuropathy in patients with gynecologic cancer. Gynecol Oncol 2019;152:310-15. DOI: 10.1016/j.ygyno.2018.12.002
- Molassiotis A, Cheng HL, Leung KT, et al. Risk factors for chemotherapy-induced peripheral neuropathy in patients receiving taxane- and platinum-based chemotherapy. Brain Behav 2019;9:e01312. DOI: 10.1002/brb3.1312
- Li T, Timmins HC, Horvath LG, et al. Peripheral neuropathy in cancer patients - multifactorial contributors to dose-limiting and chronic toxicity. MedRxiv Preprint (not yet peer-reviewed) posted online 26/07/2024. DOI: 10.1101/2024.07.24.24310956
- Loprinzi CL, Lacchetti C, Bleeker J, et al. Prevention and management of chemotherapy-induced peripheral neuropathy in survivors of adult cancers: ASCO Guideline Update. J Clin Oncol 2020;38:3325-48. DOI: 10.1200/JCO.20.01399
Ajoutez un commentaire
Commentaires