Analyse
Le dépistage du cancer permet-il de gagner des années de vie ?
Contexte
Les différents gouvernements de notre pays organisent actuellement le dépistage du cancer du sein, du colon et du col de l’utérus auprès de la population (1). En outre, le Conseil européen recommande aux États membres d’étudier la possibilité de mettre en œuvre le dépistage du cancer du poumon, de la prostate et de l’estomac (2). Le message de promotion du dépistage du cancer est souvent que le dépistage permet de sauver des vies. En effet, dans le cas du cancer du sein, du côlon et du poumon, les méta-analyses d’études randomisées montrent que le dépistage réduit la mortalité spécifique au cancer (3-5). Mais pour que l’affirmation selon laquelle le dépistage du cancer sauve des vies soit fondée, il faudrait également que la mortalité globale diminue. La mortalité totale est une mesure plus objective que la mortalité spécifique à la maladie. En effet, il n’est pas toujours facile de déterminer exactement la cause d’un décès (6). De plus, certains craignent que la baisse de la mortalité due au cancer soit compensée par une hausse de la mortalité due à d’autres causes, directement ou indirectement liées au dépistage (7). En 2015, Minerva a traité d’une synthèse méthodique qui montrait que le dépistage du cancer du sein et du côlon pouvait réduire la mortalité spécifique au cancer, mais pas la mortalité totale (8,9). Une nouvelle synthèse méthodique a récemment été réalisée à ce propos ; nous l’analysons plus en détail ici (10).
Résumé
Méthodologie
Synthèse méthodique et méta-analyse.
Sources consultées
- Medline et Cochrane Library
- pas de restriction en ce qui concerne la langue et la date de publication.
Études sélectionnées
- critères d’inclusion :
- RCTs et méta-analyses de RCTs
- RCTs comparant l’effet du dépistage du cancer à l’aide de tests de dépistage couramment utilisés, tels que la mammographie, la recherche de sang occulte dans les selles, la sigmoïdoscopie, la colonoscopie, la tomodensitométrie du thorax, le dosage du PSA et le frottis cervical avec cytologie, par rapport à l’absence de dépistage
- le dépistage est effectué dans les groupes cibles concernés et aux intervalles de dépistage recommandés dans les guides de pratique clinique
- le suivi est de 10 à 15 ans, et la mortalité totale est un critère de jugement, de même que la mortalité spécifique au cancer
- critères d’exclusion :
- RCTs comparant différentes formes de dépistage (absence de groupe témoin sans dépistage)
- études d’observation ou études de modélisation et de simulation
- RCTs avec des tests de dépistage obsolètes qui ne sont plus recommandés
- finalement, inclusion de 18 RCTs, toutes menées en Europe ou en Amérique de Nord, avec chaque fois un test de dépistage : colonoscopie (N = 1), sigmoïdoscopie (N = 14), recherche de sang occulte dans les selles (N = 4), mammographie (N = 2), dépistage du cancer du poumon par tomodensitométrie (N = 3), dépistage par dosage du PSA (N = 4), avec 4 méta-analyses pour la sigmoïdoscopie, la recherche de sang occulte dans les selles, la mammographie et le dosage du PSA, et 1 RCT combinant plusieurs tests de dépistage (dépistage du cancer de la prostate par dosage du PSA, dépistage du cancer du poumon par radiographie, sigmoïdoscopie et dépistage du cancer de l’ovaire par dosage du CA.125 et échographie vaginale).
Population étudiée
- population générale, âgée de 40 à 80 ans (les groupes d’âge varient légèrement selon le type de dépistage)
- pour le dépistage du cancer du poumon uniquement, sélection des personnes à risque sur la base de leur comportement tabagique (au moins 20 paquets-années et tabagisme actuel ou arrêt du tabagisme depuis moins de 10 ans)
- la taille des populations étudiées variait selon le type de dépistage, allant d’environ 20 000 personnes dans les études de dépistage du cancer du poumon à 675 000 hommes dans les études de dépistage du cancer de la prostate.
Mesure des résultats
critère de jugement : durée de vie gagnée (en jours) avec le dépistage par rapport à l’absence de dépistage, sur la base des données rapportées concernant les réductions relatives (exprimées sous forme de risque relatif (risk ratio, RR) ou de rapport de hasards (hazard ratio, HR)) de la mortalité globale entre les groupes avec dépistage et les groupes sans dépistage, et sur la base de la durée moyenne ou médiane du suivi.
Résultats
- une augmentation statistiquement significative du nombre de jours de vie gagnés a été constatée uniquement avec la sigmoïdoscopie et avec la combinaison de la sigmoïdoscopie et d’autres tests de dépistage (voir tableau).
Tableau. Gain de longévité (en jours) et intervalle de confiance à 95% (IC à 95%) entre le dépistage et l’absence de dépistage pour différents cancers.
Cancer |
Test de dépistage |
Gain de longévité (en jours) |
IC à 95% |
Cancer du sein |
Mammographie |
0 |
-190 à 237 |
Cancer colorectal |
Recherche de sang occulte dans les selles (tous les 2 ans) |
0 |
-164 à 110 |
|
Recherche de sang occulte dans les selles (tous les ans) |
0 |
-55 à 55 |
|
Sigmoïdoscopie |
110 |
0 à 247 |
|
Colonoscopie |
37 |
-147 à 147 |
Cancer du col de l’utérus |
Pas de données des RCT |
||
Cancer de la prostate |
PSA |
37 |
-37 à 73 |
Cancer du poumon |
TDM |
107 |
-286 à 430 |
Plusieurs cancers (cancer de la prostate, cancer de l’ovaire, cancer du poumon, cancer colorectal) |
♂ PSA + radiographie du thorax + sigmoïdoscopie |
123 |
6 à 227 |
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que les résultats de cette méta-analyse suggèrent que les données actuelles ne permettent pas d’affirmer que les tests classiques de dépistage du cancer sauveraient des vies, sauf peut-être le dépistage du cancer colorectal par sigmoïdoscopie.
Financement de l’étude
Non mentionné.
Conflits d’intérêt des auteurs
Deux auteurs déclarent avoir reçu des fonds de la part d’entreprises, mais sans rapport avec ce thème ; un auteur était le premier auteur d’un guide de pratique clinique sur le dépistage du carcinome colorectal.
Discussion
Évaluation de la méthodologie
Cette synthèse méthodique avec méta-analyse a suivi une stratégie par étapes pour la sélection et l’analyse. Les auteurs ont recherché tant des RCTs que des méta-analyses portant sur les différentes formes de dépistage du cancer. Ils ont d’abord sélectionné les RCTs originales appropriées pour chaque test de dépistage et ont ensuite examiné la méta-analyse publiée sur le même test de dépistage. Les résultats de la méta-analyse ont été adoptés lorsqu’ils étaient basés sur les RCT sélectionnées. Lorsqu’aucune méta-analyse appropriée n’était disponible, les auteurs en ont eux-mêmes réalisé une. C’est le cas, par exemple, pour le dépistage du cancer du poumon. Les auteurs ont voulu comparer le dépistage du cancer du poumon par TDM du thorax à l’absence de dépistage, alors que les méta-analyses existantes incluent également l’étude NLST qui compare la TDM du thorax à la radiographie du thorax (8). En outre, pour certaines formes de dépistage, une seule RCT est disponible, et les auteurs reproduisent alors directement le résultat.
Cette synthèse méthodique avec méta-analyse obtient un score (faible à) modéré selon les critères AMSTAR-2 évaluant la qualité méthodologique. Les principales lacunes méthodologiques concernent le signalement des études exclues, l’évaluation du risque de biais et l’absence d’un protocole préalablement déterminé. Les auteurs ne mentionnent nulle part qu’ils disposaient d’un protocole de recherche préenregistré pour cette étude, de sorte qu’il n’y a aucune transparence quant aux analyses statistiques qu’ils prévoyaient d’effectuer. En outre, les auteurs ne donnent pas d’aperçu des études exclues ni des raisons de l’exclusion. Enfin, ils ne procèdent pas à une évaluation du risque de biais des RCTs incluses. Dans les méta-analyses qu’ils ont utilisées, une évaluation du risque de biais des RCTs incluses a toutefois été effectuée.
On peut considérer comme une force le fait que les auteurs aient choisi comme critère d’inclusion un suivi d’au moins 10 ans, alors que d’autres chercheurs ont inclus des études avec des périodes de suivi plus courtes (5). Le dépistage du cancer nécessite effectivement plusieurs années de suivi avant que son effet ne puisse être constaté. Des recherches antérieures ont montré que cela prenait en moyenne 10 ans (11). Si une différence de mortalité apparaît rapidement (par exemple après 3 ans) dans le dépistage du cancer, cela peut indiquer un biais, par exemple en raison de problèmes de randomisation et d’interférences avec l’introduction parallèle d’autres interventions dans le groupe d’intervention (12,13).
Évaluation des résultats
À l’exception du dépistage par sigmoïdoscopie, cette étude systématique n’a pas permis de trouver des preuves que le dépistage du cancer aurait un effet bénéfique sur l’espérance de vie. Les résultats sont conformes à ceux d’une synthèse méthodique de 2015, que Minerva a également analysé, qui examinait l’effet sur la mortalité spécifique à la maladie et la mortalité totale de diverses formes de dépistage, y compris en dehors du domaine du dépistage du cancer, comme le dépistage de l’anévrisme de l’aorte abdominale (8,9). Cette synthèse méthodique n’a trouvé aucune preuve d’un effet bénéfique sur la mortalité globale, quelle que soit la forme de dépistage (8,9). Cependant, nous disposons de peu d’études ayant examiné de manière adéquate l’effet du dépistage sur la mortalité totale. En général, les auteurs ne signalent que la mortalité spécifique à la maladie, et la plupart des études n’incluent la mortalité totale qu’en tant que critère de jugement secondaire. Par conséquent, la puissance est souvent insuffisante pour démontrer un effet statistiquement significatif sur la mortalité totale, même avec l’inclusion de 150 000 participants dans certaines études. La principale explication de l’absence d’effet sur la mortalité globale réside dans le fait que la mortalité relative à un cancer spécifique représente une proportion limitée de la mortalité totale dans une population. En outre, l’effet de l’organisation d’un programme de dépistage du cancer dans une population sur la mortalité spécifique au cancer est souvent limité (20-25%). Cela signifie que, pour prouver qu’une réduction de la mortalité spécifique au cancer se traduirait par une baisse de la mortalité globale, nous aurions besoin d’études portant sur des millions de participants pour démontrer cet effet (12). Ainsi, le fait que cette synthèse méthodique ne trouve aucun effet sur la durée de vie pour la plupart des formes de dépistage du cancer peut signifier que l’effet est si faible qu’il ne peut pas être pris en compte par les études originales. D’un autre côté, cela peut également indiquer qu’il existe de nombreuses causes concurrentes de décès dans ce groupe d’âge et que d’autres causes provoquent les décès. Prenons le cas d’un fumeur qui passe un dépistage du cancer du poumon et qui, par la suite, ne meurt pas de ce cancer, mais meurt d’une BPCO à peu près au même âge. Enfin, nous devons également continuer à prendre en compte l’hypothèse selon laquelle le dépistage implique un risque de mortalité accru annulant tous les avantages d’une détection précoce, par exemple suicide, mortalité cardiaque, complications des examens de diagnostic, etc.
Les résultats de cette synthèse méthodique avec méta-analyse sont surtout informatifs au niveau de la population, par exemple pour les responsables de la santé publique qui souhaitent lancer un programme national de dépistage. Toutefois, ils peuvent aussi aider les médecins généralistes à mieux comprendre l’impact de la mise en œuvre d’un programme de dépistage dans leur cabinet. À ce jour, rien ne prouve que l’introduction du dépistage du cancer dans la pratique fera une différence dans l’espérance de vie des patients. Cela contraste avec, par exemple, le traitement par statines pour la prévention primaire chez les personnes présentant un risque cardiovasculaire élevé. Cette intervention préventive proposée dans le même groupe d’âge montre une diminution statistiquement significative de la mortalité totale après 4 ans (178 jours de vie gagnés avec IC à 95% de 44 à 281 jours) (14). Il est donc important que les gens soient bien informés des avantages et des inconvénients du dépistage du cancer avant de décider au niveau individuel d’y participer ou non.
Que disent les guides de pratique clinique ?
Les guides de pratique clinique belges existants en matière de dépistage du cancer recommandent le dépistage du cancer du sein (15), du col de l’utérus (16) et du colon au moyen du test immunologique de recherche de sang occulte dans les selles (iFOBT) (17). Aucun de ces guides de pratique clinique ne fournit d’informations sur la mortalité totale. Ils soulignent que les citoyens doivent être bien informés sur les avantages et les inconvénients du dépistage afin qu’ils puissent choisir en toute connaissance de cause de participer ou non au dépistage. Il n’existe pas de guide de pratique clinique belge sur le dépistage du cancer de la prostate et du poumon, mais le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) a élaboré un outil d’aide à la décision pour le dépistage du cancer de la prostate (18) et, récemment, une analyse coût-efficacité sur le dépistage du cancer du poumon, qui préconise également de bien informer les patients (19).
Conclusion de Minerva
Cette synthèse méthodique avec méta-analyse présentant différentes limitations méthodologiques, conclut qu’il n’y a pas de preuve que les dépistages du cancer couramment utilisés, à l’exception de la sigmoïdoscopie, permettraient de sauver des vies ou de prolonger la durée de vie. Ainsi, les résultats d’une revue systématique antérieure sont confirmés par l’inclusion d’études plus récentes.
- Bruxelles: https://www.bruprev.be/nl/bruprev; Flandres: https://bevolkingsonderzoek.be/nl; Wallonie: https://www.ccref.org/pro.
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- Focus sur le cancer de la prostate. Outil d’aide à la décision pour les médecins en cas de demande d’un dépistage du cancer de la prostate par PSA.KCE, 2022. URL: https://kce.fgov.be/sites/default/files/2022-01/KCE_Prostaatkanker_14HD_0.pdf
- Le dépistage du cancer du poumon peut sauver des vies, mais il présente aussi de sérieux inconvénients. KCE 18/04/2024.
Auteurs
Piessens V.
huisarts, onderzoeker en praktijkassistent UGent
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.
Mots-clés
antigène spécifique de la prostate, coloscopie, CT-scan, dépistage systématique, détection précoce de cancer, espérance de vie, mammographie, mortalité, mortalité liée au cancer, PSA, sang occulte, sigmoïdoscopie, test immunologique de détection du sang occulte, tumeur, tumeur du col de l'utérus , tumeur maligne colorectale, tumeur maligne de la prostate, tumeur maligne du poumon, tumeur maligne du seinGlossaire
étude de modélisationCode
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