Analyse
Efficacité de la thérapie cognitivo-comportementale auto-dirigée pour l'insomnie avec soutien infirmier chez les vétérans.
Contexte
L’insomnie chronique se caractérise par des difficultés persistantes (> 3 mois) à s’endormir, à rester endormi et par des réveils précoces, affectant la vie quotidienne (1). En Europe occidentale, entre 6 et 14,8% des adultes en souffrent (2). La thérapie cognitivo-comportementale pour l’insomnie (TCC-I) améliore la qualité du sommeil chez ces personnes (3,4). Minerva a discuté l’efficacité d’une thérapie de restriction du sommeil, administrée par une infirmière formée, par rapport aux conseils sur l’hygiène du sommeil (5,6). Une étude a montré que cette thérapie simplifiée améliore davantage le sommeil que les conseils seuls (7,8). Cependant, la durée et l’importance de cet effet sont incertains. La restriction du sommeil est une composante de la TCC-I, mais on ne sait pas quelles autres parties de la TCC-I sont efficaces, ni quelles modalités (en groupe, individuellement, en ligne ou en face à face) sont les meilleures. Un autre problème relevé est le manque de professionnels, soit par manque de formation, soit par manque de disponibilité géographique.
Résumé
Population étudiée
- recrutement réalisé dans le système de soins de santé des anciens combattants américains (Durham VA Healthcare System) entre septembre 2019 et avril 2022
- critères d’inclusion :
- vétérans adultes (≥ 18 ans)
- diagnostic clinique d’insomnie selon les critères DSM-5
- score à l’Insomnia Severity Index (ISI) ≥ 10 (insomnie cliniquement significative)
- aucun traitement TCC-I antérieur
- pas d’atteinte cognitive sévère
- critères d’exclusion :
- troubles psychiatriques sévères (psychose, trouble bipolaire non stabilisé, suicidabilité élevée)
- abus actif de substances
- épilepsie, apnée sévère du sommeil non traitée, troubles du sommeil instables
- travail en horaires décalés (car perturbe le sommeil)
- au total,178 participants vétérans randomisés (88 TCC-I et 90 dans un groupe témoin recevant une éducation générale à la santé) ; âge moyen de 55,1 ans (± 13,2) ; 71,9% hommes et 28,1% femmes ; d’origine ethnique avec 42,7% Afro-Américains, 48,9% Blancs, 7,3% autres ; 52,2% diplômés universitaires, 28,1% niveau technique, 19,7% ≤ diplôme secondaire ; 55,7% mariés/en couple ; 37,6% en activité comme vétérans (temps plein ou partiel) ; 52,2% ont servi en zone de combat ; 85,4% avec un travail en horaires décalés durant le service
- l’historique de l’insomnie :
- 79,2% ont déjà consulté pour insomnie
- 74,2% ont déjà pris des médicaments pour le sommeil
- 67,4% prennent actuellement des médicaments pour le sommeil
- comorbidités médicales et psychiatriques : présence significative mais non détaillée.
Protocole d’étude
Essai clinique randomisé contrôlé avec 2 groupes (9) :
- groupe intervention (n = 88) : TCC-I auto-dirigée en ligne avec soutien infirmier :
- 6 semaines de suivi (6 appels téléphoniques hebdomadaires d’une vingtaine de minutes)
- utilisation d’un manuel de TCC-I auto-dirigée (éducation sur le sommeil, restructuration cognitive, restriction du sommeil, relaxation, contrôle des stimuli)
- encadrement par une infirmière formée à la TCC-I
- groupe témoin (n = 90 ) : éducation générale à la santé
- 6 semaines de suivi (6 appels téléphoniques hebdomadaires d’une vingtaine de minutes)
- thèmes généraux de santé (alimentation, activité physique, gestion du stress), sans contenu sur le sommeil
- encadrement par la même équipe infirmière
- stratification selon :
- score ISI (≤ 20 vs > 20)
- présence ou absence d’un trouble psychiatrique comorbide.
Mesure des résultats
- critère de jugement primaire :
- score ISI (Insomnia Severity Index)
- amélioration ≥3 points = effet cliniquement significatif
- critères de jugement secondaires :
- sommeil, par le biais d'un journal subjectif du sommeil et de mesures objectives :
- SOL (Sleep Onset Latency) = temps pour s’endormir
- WASO (Wake After Sleep Onset) = temps d'éveil après l'endormissement
- SE (Sleep Efficiency) = pourcentage du temps au lit passé à dormir
- impact diurne de l’insomnie :
- fatigue mesurée avec le Multidimensional Fatigue Inventory (MFI)
- dépression mesurée avec Patient Health Questionnaire-8 (PHQ-8)
- compréhension TCC-I mesurée avec Insomnia Treatment Knowledge Questionnaire (ITKQ)
- sommeil, par le biais d'un journal subjectif du sommeil et de mesures objectives :
- les mesures ont été effectuées aux temps suivants :
- baseline (avant intervention)
- 8 semaines (post-traitement, critère principal)
- 6 mois (suivi à long terme)
- analyse en intention de traiter (ITT).
Résultats
- une amélioration significative de tous les résultats primaires et secondaires en faveur de la TCC-I, par rapport au groupe témoin, à la fois à 8 semaines et à 6 mois ; seul le score de dépression n'était plus significativement différent à 6 mois.
Tableau. Résultats de l'étude : TTC-I versus éducation générale à la santé.
Critère évalué |
Baseline (Moyenne ± SD) |
8 semaines (TCC-I vs éducation générale à la santé) |
6 mois (TCC-I vs éducation générale à la santé) |
Score ISIa (Insomnia Severity Index, en points) |
16,1 ± 0,2 |
10,4 vs 14,1 (Δ = -3,7, p < 0,001) |
10,9 vs 13,7 (Δ = -2,8, p < 0,001) |
Latence d’endormissementa (SOL, en minutes) |
49,4 ± 2,6 |
26,5 vs 46,1 (Δ = -19,6, p < 0,001) |
26,6 vs 40,7 (Δ = -14,1, p < 0,001) |
Réveil après endormissementa (WASO, en minutes) |
58,8 ± 3,1 |
33,5 vs 54,0 (Δ = -20,6, p < 0,001) |
29,7 vs 46,9 (Δ = -17,3, p < 0,001) |
Efficacité du sommeilb (SE, en %) |
65,4 ± 1,2 |
79,0 vs 68,0 (Δ = +11,0, p < 0,001) |
80,3 vs 69,8 (Δ = +10,5, p < 0,001) |
Score de dépressiona (PHQ-8) |
8,7 ± 0,4 |
6,2 vs 8,3 (Δ = -2,1, p = 0,001) |
6,5 vs 7,9 (Δ = -1,4, p = 0,04) |
Score de fatiguea (MFI) |
14,3 ± 0,5 |
9,7 vs 13,5 (Δ = -3,8, p = 0,03) |
10,2 vs 12,8 (Δ = -2,6, p = 0,05) |
a : une diminution du score global signifie une plus grande efficacité de la TCC-I
b : une augmentation du score global signifie une plus grande efficacité de la TCC-I
Conclusion des auteurs
Cet essai clinique randomisé a montré que, malgré la prévalence plus élevée des maladies mentales et des problèmes de sommeil chez les vétérans, la TCC autodirigée par une infirmière était plus efficace qu'un groupe témoin avec éducation à la santé pour réduire la gravité de l'insomnie et améliorer les résultats en matière de sommeil. Bien que moins efficace que la TCC administrée par un thérapeute, les résultats sont similaires à ceux d'autres études utilisant des protocoles de TCC adaptés.
Financement de l’étude
Département des Affaires des anciens combattants, Administration des soins de santé (aux Etats-Unis).
Conflits d’intérêt des auteurs
Aucun conflit d’intérêt n’est déclaré.
Discussion
Évaluation de la méthodologie
Cette RCT suit les directives CONSORT (CONsolidated Standards of Reporting Trials).
Un biais méthodologique important concerne le déséquilibre hommes/femmes, avec 71,9% d’hommes dans l’échantillon.
Par ailleurs, seuls 20% des appels téléphoniques des infirmières ont été évalués pour vérifier leur conformité au protocole, ce qui peut poser un problème de fiabilité de l’intervention. Si certaines infirmières ont appliqué la TCC-I de façon moins rigoureuse, cela n’a peut-être pas été détecté avec un taux de contrôle aussi faible. De plus, si les infirmières savaient quels appels allaient être évalués, elles auraient pu se préparer davantage, ce qui fausse potentiellement l’évaluation réelle de la qualité du suivi du protocole. Une évaluation plus large (30-50% des appels) et un contrôle aléatoire régulier auraient permis de mieux garantir la standardisation des interventions et de réduire les biais.
La combinaison de données subjectives sur le sommeil (agenda du sommeil) et de mesures objectives renforce la robustesse des résultats. En pus l’étude repose sur trois outils validés scientifiquement pour mesurer l’efficacité du traitement : l’Insomnia Severity Index (ISI) pour la sévérité de l’insomnie, le Patient Health Questionnaire-8 (PHQ-8) pour la dépression, et le Multidimensional Fatigue Inventory (MFI) pour évaluer la fatigue sous différents aspects. Ces outils sont fiables, reproductibles et reconnus dans la littérature scientifique, ce qui renforce la crédibilité des résultats obtenus.
Évaluation des résultats
L'utilisation d'outils validés scientifiquement ainsi que la cohérence des résultats avec la littérature existante renforcent la validité et la robustesse des conclusions de cette étude. Ces résultats suggèrent que la TCC-I auto-dirigée avec soutien infirmier pourrait représenter une approche efficace et accessible pour la prise en charge des troubles de l’insomnie, en particulier dans un contexte où l’accès aux soins spécialisés demeure limité. Les résultats montrent une diminution cliniquement pertinente de l'insomnie à 8 semaines. Après 6 mois, l'insomnie a cessé d'être cliniquement pertinente (déterminée par les auteurs comme un score de 3 points sur l'ISI).
L’échantillon étudié est majoritairement composé d’adultes d’âge moyen (55,1 ans en moyenne), ce qui ne permet pas d’extrapoler les résultats aux populations plus jeunes (20-40 ans). Les jeunes adultes peuvent avoir des habitudes de sommeil et des comportements différents, notamment une utilisation accrue des écrans, des rythmes de vie plus irréguliers et une exposition plus importante au stress académique ou professionnel.
Un élément particulièrement intéressant de cette étude réside dans le fait que les bénéfices observés ont été mis en évidence chez une population souffrant de comorbidités médicales et psychiatriques importantes. Les vétérans inclus dans l’échantillon présentaient fréquemment des troubles du sommeil associés à des pathologies telles que la dépression, l’anxiété, le stress post-traumatique (TSPT) et des douleurs chroniques. La présence de ces comorbidités complexifie généralement la prise en charge de l’insomnie, ce qui renforce l’intérêt des résultats obtenus et leur applicabilité à d’autres populations présentant des troubles multiples. D'autre part, cela limite l'extrapolation à la population générale. Toutefois, il est essentiel de souligner que les patients présentant des cas plus complexes nécessitent une prise en charge plus approfondie, impliquant un suivi spécialisé par un psychologue agréé, conformément aux recommandations en médecine du sommeil.
Dans le contexte belge actuel marqué par une pénurie infirmière apparente (10,11), il pourrait sembler paradoxal d’envisager une extension des compétences infirmières vers la gestion des troubles du sommeil.
Cependant, l’implication des infirmières dans la prise en charge des troubles du sommeil par la TCC-I auto-dirigée pourrait constituer une opportunité de diversification professionnelle, tout en permettant de contribuer à une meilleure accessibilité des soins du sommeil et de maintenir une qualité de prise en charge conforme aux standards cliniques. Cette étude montre que l’innovation technologique est une des clés pour améliorer l’accès à la TCC-I.
Que disent les guides de pratique clinique ?
Une mise à jour du guide de pratique européen sur l’insomnie paru en 2023 (12) recommande la TCC-I comme traitement de première intention de l’insomnie chronique chez l’adulte (y compris en cas de comorbidités). En ce qui concerne la TCC-I, les principales composantes citées sont la psychoéducation, l’hygiène du sommeil, la thérapie de relaxation, la restriction de sommeil et le contrôle des stimuli (8).
Conclusion de Minerva
Cet essai contrôlé randomisé de bonne qualité méthodologique démontre que la TCC-I autodirigée par une infirmière est efficace pour traiter l'insomnie chez les vétérans d'âge moyen et conduit à une amélioration significative et durable des symptômes du sommeil, de la dépression et de la fatigue. Cependant, en raison de l'inclusion limitée d'adolescents, de femmes et de personnes sans comorbidités, les résultats ne sont pas extrapolables à une population plus large.
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