Analyse
Réduire la surconsommation de soins chez les patients âgés en utilisant les normes professionnelles et la responsabilisation ?
23 06 2025
Professions de santé
Dentiste, Diététicien, Infirmier, Médecin généraliste, PharmacienContexte
Tout acte médical a des effets potentiellement délétères pour le patient. Les concepts de surdiagnostic (1), de façonnage de maladie (2), de prévention quaternaire (3) ont déjà été introduits dans des éditoriaux de Minerva. De la même manière, les risques de surdiagnostic et de surtraitement dans le cadre de certains dépistages spécifiques tels que celui pour le cancer du sein (4-9) ou celui pour cancer de la prostate (10-15) ont été largement abordés dans Minerva. L’essai analysé ici étudie la possibilité de réduire la surmédicalisation en influençant le comportement des médecins via un outil d’aide à la décision clinique modifié, conçu pour renforcer leur responsabilisation (16).
Résumé
Population étudiée
- cliniciens (médecins, infirmières en pratique avancée et assistants médicaux (physician assistants)) présents au 1er septembre 2020 dans 60 centres de soins primaires (médecine interne, médecine générale et gériatrie) de quatre régions géographiques du Nouveau-Mexique (États-Unis)
- les médecins ayant piloté ces interventions et les investigateurs ont été exclus de l’étude
- au total, 60 cabinets ont été inclus ; 371 cliniciens de soins primaires (dont 85% de médecins généralistes) et leurs patients âgés des cabinets participants ont été suivis ; 184 cliniciens de 30 cliniques du groupe intervention ont été comparés à 187 cliniciens de 30 cliniques du groupe contrôle.
Protocole d’étude
Etude contrôlée randomisée en grappe pragmatique, avec randomisation contrainte, en simple aveugle (aveugle pour l’évaluation des résultats)
- intervention (184 cliniciens dans 30 pratiques) : module d’éducation du clinicien couplé à des outils d’aide à la décision clinique incorporés dans les dossiers médicaux informatisés comprenant :
- des messages d’alerte injonctifs ou informatifs permettant de comparer sa pratique aux normes sociales communément reconnues (exemple : risque de surtraitement chez ce patient ; objectif glycémique raisonnable chez ce type de patients ; …)
- des demandes de justification de certains examens complémentaires visant à augmenter le sentiment de responsabilité du clinicien envers le patient
- contrôle (187 cliniciens dans 30 pratiques) : module d’éducation à choix multiples du clinicien via des exemples cliniques soulignant les effets indésirables potentiels et les recommandations actuelles
- durée de l’étude : initialement prévue pour une période de 12 mois (de mars 2019 à février 2020) mais adaptée suite au covid à un suivi de 18 mois (de septembre 2020 à février 2022).
Mesure des résultats
- critères de jugement primaires : 3 critères de jugement cliniques préalablement sélectionnés sur base du American Geriatrics Society choosing wisely statement :
- taux de dosage PSA chez les patients sans cancer prostatique : obtenu en divisant le nombre de patients ayant eu un dosage du PSA sur une période donnée par le nombre de patients éligibles (hommes de 76 ans ou plus sans histoire de cancer prostatique)
- taux de test urinaire (Recueil d'Urines Stérile en milieu de Jet) sans raisons spécifiques : obtenu en divisant le nombre de patientes ayant subi un test urinaire sans raisons cliniques évidentes sur le nombre de patientes éligibles (patientes de plus de 65 ans ayant eu un test urinaire dans les 48 h après un contact avec un clinicien de première ligne)
- taux de surtraitement du diabète de type 2 : obtenu en divisant le nombre de patients étant traités par une autre molécule (insuline, sulfonylurée ou analogues de la méglitinide) que de la metformine malgré une HbA1c inférieure à 7% sur le nombre de patients de plus de 75 ans avec un diagnostic de diabète de type 2
- critères de jugement secondaires :
- nombre de biopsies de prostate, d’IRM prostatique ou de diagnostic de cancer prostatique
- prescriptions pour des antibiotiques oraux pouvant potentiellement traiter une infection urinaire
- nombre d’hospitalisations ou admissions aux urgences pour hypoglycémie.
- critères de sécurité :
- nombre d’hospitalisations ou d’admissions aux urgences pour sepsis d’origine urinaire ou d’hyperglycémie ou HbA1c supérieure à 9%
- analyses en ITT (intention de traiter).
Résultats
- critères de jugement primaires :
- le taux de patients de 76 ans ou plus testés pour le PSA est passé de 32% à la randomisation à 28,5% à la fin de l’étude dans le groupe intervention et de 28,2% à 32,4% dans le groupe contrôle donnant une différence de différences ajustée (aDID) de -8,7 (avec IC à 95% de -10,2 à -7,1 ; p < 0,001)
- le taux de test urinaire sans raison spécifique est de la même manière passé de 33,7% à 24,2% dans le groupe intervention et de 27,3% à 24,9% dans le groupe contrôle donnant une différence de différences ajustée de -5,5 (avec IC à 95% de -7,0 à -3,6 ; p < 0,001)
- le taux de surtraitement du diabète de type 2 est également passé de 20,0% à 16,7% dans le groupe intervention et est resté à 15,9 dans le groupe contrôle donnant une différence de différences ajustée de -1,4 (avec IC à 95% de -2,8 à -0,03 ; p = 0,005)
- critères de jugement secondaires :
- l'intervention a eu l'effet le plus important sur le taux d'analyses d'urine chez les femmes âgées de 65 ans et plus donnant une aDID de -1,0 avec IC à 95% de -2,0 à -0,2 pour 100 patients
- l’effet de l’intervention sur les autres critères de jugement secondaires était faible et non significatif ; l’effet de l’intervention n’a eu aucun impact sur les hospitalisations pour sepsis, infection urinaire ou hyperglycémie
- critères de jugement de sécurité :
- le nombre de personnes avec une HbA1c supérieure à 9% était légèrement plus élevé dans le groupe intervention : aDID de 0,47 avec IC à 95% de 0,04 à 1,20 par 100 patients.
Conclusion des auteurs
Les auteurs concluent que les outils d’aide à la décision clinique conçus pour attirer l'attention des cliniciens sur les risques potentiels, les normes sociales et leur réputation ont permis de réduire le nombre de tests non spécifiés par rapport à la seule éducation traditionnelle basée sur des cas concrets. Une légère diminution du surtraitement du diabète peut également entraîner une augmentation des taux de diabète non contrôlé.
Financement de l’étude
National Institute on Aging du National Institute of Health.
Conflits d’intérêt des auteurs
Les auteurs ne rapportent pas de conflits d’intérêts majeurs dans l’article ; les déclarations complètes sont disponibles en ligne sur le site de l’éditeur.
Discussion
Évaluation de la méthodologie
Cette étude en simple aveugle a une méthodologie globalement rigoureuse, même si on peut déplorer quelques limitations. Dans les points positifs, il faut souligner : des critères d’inclusion très larges, ce qui en fait une étude pragmatique ; des critères d’exclusion cohérents ; une analyse de puissance a priori qui a permis de calculer la taille des échantillons nécessaires à des conclusions statistiquement significatives ; la randomisation contrainte qui, au lieu de répartir les groupes totalement au hasard, impose des contraintes pour que les groupes soient comparables sur des variables importantes (par exemple : taille des cliniques, nombre de patients, taux de surutilisation initial, etc.) et des analyses statistiques réalisées selon l’intention de traiter. L’analyse des trois critères principaux a également été réalisée à partir des données individuelles de patients, en utilisant des modèles statistiques adaptés permettant de suivre l’évolution dans le temps (modèles de régression logistique à effets mixtes, hiérarchiques et par morceaux distincts). Ces modèles tiennent compte des différences entre cliniciens et comparent les tendances avant et après le début de l’intervention. Les auteurs ont également privilégié une utilisation de données réelles issues du Dossier Médical Électronique, ce qui permet une mesure continue, automatisée et peu intrusive des pratiques cliniques. Enfin, l’intervention est fondée sur les sciences comportementales qui intègrent des leviers psychologiques (saillance des préjudices, normes sociales et responsabilisation). C’est une approche innovante et peu coûteuse. Parmi les points négatifs, rappelons que les cliniciens ne sont pas en insu ce qui peut favoriser un biais de comportement. Enfin, cette étude met en lumière une préoccupation majeure des cliniciens : la sécurité des patients. L’augmentation du nombre d’HbA1c > 9% chez des patients antérieurement bien contrôlés soulève une inquiétude légitime chez les cliniciens, peu enclins à alléger une prise en charge qu’ils jugent nécessaire et justifiée.
Évaluation des résultats
Cette étude montre que l’utilisation d’un outil d’aide à la décision clinique, conçu selon des principes issus des sciences comportementales, visant à augmenter l’attention portée aux préjudices médicalement induits et à s’appuyer sur les préoccupations de réputation permet une réduction du dosage du PSA chez les hommes sans cancer prostatique, une réduction des tests urinaires demandés pour raison non spécifique et dans une moindre mesure le surtraitement du diabète de type 2. Les critères d’inclusion sont très larges ce qui en fait une étude très réaliste. Néanmoins, les établissements inclus dans l’étude partageaient tous le même dossier médical informatisé. L’implémentation de cet outil dans d’autres logiciels pourrait s’avérer compliquée. On notera aussi que cette étude n’a pas comparé l’utilisation d’un outil d’aide à la décision clinique comprenant des principes comportementaux à un autre outil d’aide à la décision clinique. Il se peut donc qu’une partie des différences mises en évidence entre le groupe intervention et le groupe contrôle soit due à cet outil de décision clinique en tant que tel plutôt qu’aux principes comportementaux intégrés dans celui-ci. Cet article corrobore d’autres articles étudiant l’efficacité des interventions visant les médecins afin de réduire la surmédicalisation bien que ces interventions soient hétérogènes (17-23).
Dans les points négatifs, il est intéressant de noter que l’étude s’est concentrée sur le dépistage par PSA mais pas si les patients présentaient des signes cliniques ou symptômes justifiant le test par PSA. De même, la baisse des tests urinaires sans indication claire semble davantage liée à une meilleure documentation des motifs cliniques qu’à une réelle diminution du nombre de tests effectués. Enfin, le suivi de 18 mois est probablement trop court pour évaluer pleinement la sécurité de l’intervention, notamment en ce qui concerne les complications tardives d’un diabète moins contrôlé ou d’un cancer prostatique non diagnostiqué.
Que disent les guides de pratique clinique ?
Choosing Wisely est une initiative née en 2012 visant à réduire la surmédicalisation. Présente dans plus de 30 pays, elle est soutenue par plus de 70 sociétés médicales nationales. Dans ce contexte, l’American Academy of Family Physicians a établi une liste de 14 recommandations, issues de la campagne Choosing Wisely, permettant de réduire la surmédicalisation. Afin d’aider à l’application de ces recommandations, l’AAFP conseille de présenter une information claire, compréhensible et fiable afin d’aider les patients à poser un choix éclairé (24).
Conclusion de Minerva
Cette étude pragmatique, de bonne qualité méthodologique, montre qu’attirer l'attention des cliniciens sur les dommages possibles, les normes sociales et leur réputation permet une réduction de la surmédicalisation. Cette étude apporte des éléments concrets pour guider les politiques de réduction de la surmédicalisation en soins primaires. L’implémentation à grande échelle de ces processus sera néanmoins compliquée à mettre en œuvre.
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Auteurs
Dequiedt C.
médecin généraliste hospitalier, Service de gériatrie, CHBA
COI :
Glossaire
double différence ajustéeCode
C61, E11, I50, N19
K77, T90, U99, Y77
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